LE NAUFRAGE A DUNKERQUE DU NAVIRE LES TROIS SOEURS.

LE NAUFRAGE DU NAVIRE LES TROIS SŒURS. 

Extrait des  Récits maritimes, de Mme Joséphine-Marie de Gaulle    (1806-1886)

Date d'édition :  1861

Que ne nous est-il donné de raconter avec une éloquence digne du sujet le sublime dévouement de trois fils de Dunkerque, trois frères en charité qui donnèrent leur vie pour sauver celles de l'équipage du navire les Trois-Soeurs !

Ce navire, un chasse-marée, s'était échoué le 29 janvier 1857 sur la plage ouest du port de Dunkerque. Aussitôt que le sinistre fut signalé, M. B. Morel président de la Société Humaine et plusieurs de ses membres se rendirent sur l'estacade de l'ouest pour aviser aux moyens de sauvetage. Là, ils se trouvaient assez près du navire pour qu'il leur fût possible de lire son nom et de s'entretenir avec l'équipage. Tout semblait présenter les meilleures chances  possibles ; le navire avait déployé toutes ses voiles afin d'essayer de profiter de la marée montante pour se dégager du banc de sable sur lequel il était échoué.

Malheureusement, il faisait un temps épouvantable, un temps à neutraliser tous les efforts ! O vous qui êtes tranquilles auprès d'un bon feu, les pieds dans de chaudes pantoufles, vous faites-vous quelquefois une idée des tourmentes qui assaillent vos semblables aux prises avec les éléments en fureur ?

Le vent soufflait par violentes rafales, la mer rugissait avec rage, l'un et l'autre chassaient le navire vers la côte, le courant le portait à terre et les secousses qu'il subissait faisaient craindre qu'il ne fût bientôt défoncé. La mer continuait à monter et le malheureux chasse-marée, loin de se remettre à flots, ne faisait que s'engager davantage.

Le danger était imminent, il n'y avait pas à balancer ; et l'ordre est donné d'amener un bateau de sauvetage : par suite d'un incompréhensible  malentendu, l'ordre n'est pas immédiatement exécuté et le bateau sauveteur  se fait longtemps attendre. Pendant cette attente, trop longue pour l'équipage en péril, un mouvement de la mer fit passer le navire assez près de l'estacade pour que les spectateurs pussent habilement lui jeter une corde dont ils retinrent un bout. L'équipage la saisit, y amarra une aussière toute neuve que l'on pût hâler à l'estacade et qui établissait entre le navire et les assistants une communication de va et vient qui semblait assurer le salut des naufragés, chez qui l'espoir succéda dès lors aux plus cruelles angoisses.

Mais, hélas! La violence des éléments conjurés devait bientôt rendre inutile le bienfait de cette première tentative ! Le navire, après avoir passé si près de l'estacade, fut poussé plus loin, la mer l'envahissait de plus en plus et bientôt l'on pouvait craindre de le voir entièrement submergé. On criait de toutes parts à l'équipage : Sur le gréement de misaine! Sur l'avant! Lorsque tout à coup, l'amarre insuffisante pour supporter l'effort toujours croissant qui la tendait se rompit et échappa à ceux qui voyaient en elle l'espoir de leur salut. 

Les vagues furieuses enlevaient de dessus le pont tout ce qui s'y trouvait : mâts, esparres, embarcations, etc. Lancés çà et là dans toutes les directions, ces objets présentent un nouvel embarras et un nouveau danger pour les naufrageants qu'ils frappent et menacent de mettre en pièces. L'un d'eux, le matelot Leport, eut les jambes prises entre la chaloupe et le guindeau ; il devait les avoir brisées, heureusement il en fut quitte pour de fortes contusions.

Il n'y avait plus de répit probable, il fallait tout de suite sauver les malheureux ou les voir périr ! Cependant le bateau attendu n'arrivait pas. Quelques-uns des assistants courent en chercher un autre, celui des ponts et chaussées, qu'ils trouvent au bassin des chasses, le transportent à force de bras jusqu'au talus sous le fort de Risban et le mettent à la mer.

Un combat de générosité et d'héroïque émulation s'élève alors entre de vieux marins, habitués à exécuter de périlleux sauvetages et qui ne veulent pas céder le droit qu'ils croient avoir d'affronter le danger les premiers, et les jeunes gens qui prétendent avoir conquis ce  droit en amenant le bateau ; force est à ces derniers de céder devant leurs anciens pour ne pas perdre un temps précieux en discussions superflues.

Cinq hommes : Neuts, Bommelaer, Boleman, Celle et Weins, embarqués dans le frêle esquif, s'avancent rapidement vers le navire en détresse, vers lequel il se dirigeait à force de rames. Ils abordent. D'une main vigoureuse, Boleman saisit une des manœuvres du chasse-marée, et malgré les coups de mer, il retient le canot assez de temps pour que trois matelots y puissent descendre. En ce moment, une lame entraîne le canot qui, fuyant sous les pieds de l'intrépide marin, le laisse suspendu et oscillant au-dessus de l'abîme. Sa perte parut inévitable, les assistants sont navrés, et lui-même, qui a fait en son cœur le sacrifice de sa vie, réitère la recommandation suprême de son âme à Dieu, lorsque par un bonheur inespéré, la lame ramène l'esquif, et Boleman y prend pied, mais ses forces sont épuisées.

Un nouveau coup de mer emporte le bateau sauveteur bien loin du navire. Ce petit esquif  n'obéit plus aux manœuvres de ceux qui le montent. Il est rempli d'eau, il chavire ; les huit hommes et l'embarcation sont éparpillés sur les flots, tantôt ils s'y enfoncent, tantôt ils reparaissent ; puis se réunissant à la coque renversée ils s'y cramponnent avec l'énergie du désespoir et la lame les roule tous ensemble. Pendant cette affreuse lutte, deux de ces infortunés disparaissent pour toujours.

Portés par la marée, le canot et les six hommes qui s'y attachent sont arrivés près de l'estacade. Hors d'état de faire aucun effort, quatre d'entre eux sont hissés par le moyen de cordes, mais Bommelaer coule pour ne plus reparaître ; Celle, emporté par les eaux, va se briser contre la jetée de l'est ; Gaspard Neuts, troisième victime entre ces généreux sauveurs, ne tarde pas à expirer, quand on le croit sauvé. L'intrépide Boleman, Weins, et le matelot Leport, sont les seuls qui restent des huit hommes que ramenait le canot.

Mais le drame n'est pas encore à sa fin : le capitaine Jacob nageait, disputant la vie aux vagues qui l'engloutissent à tout moment. L'un  des assistants, François Tixier, le voit dans cette périlleuse situation, et, sans écouter les conseils d'amis prudents qui l'engageaient à ne pas compromettre inutilement sa vie, il se fait amarrer une ligne autour du corps, et s'élance au milieu des brisants... Il a vu reparaître la tête du capitaine, il nage vers ce point, l'aperçoit encore... il avance, il va le saisir par les cheveux, une lame affreuse fond sur lui, l'en sépare et lui ôte la respiration... Toutefois, son énergie l'emporte ; il reprend ses sens et revient avec une intrépidité nouvelle... Il n'est plus temps : le capitaine Jacob a disparu pour jamais!

Ce n'est pas sans aide et sans peine que Tixier parvient à se sauver lui-même.

Transi de froid et accablé de fatigue, le vaillant sauveteur ne croit pas sa lâche finie tant qu'il reste encore des malheureux à sauver: il aperçoit deux hommes restés à bord du chasse-marée. Leur perte semble inévitable, la mer, qui monte toujours, passe par-dessus le navire et le gréement. Ces deux malheureux, un matelot et un mousse, poussent  cris de détresse ; ces cris déchirent le coeur de François Tixier, il veut les sauver, et fait partager son héroïque résolution à ses frères Désiré et Jouin, ainsi qu'aux frères Declerck et à Charles Liénard. Ces six jeunes gens vont chercher à deux kilomètres de là, et ramènent aux pas de course un autre canot, qui va peut-être aussi les conduire à la mort!

Laissons parler ici un témoin oculaire, qui rendra mieux que nous les péripéties de ce drame émouvant:

« Deux malheureux, triste reste de l'équipage des Trois Soeurs, mouillés par les vagues, transis par un vent glacial, étaient, l'un le matelot Rio, grimpé par les haubans de misaine à bâbord jusqu'à la poulie de drisse de cette voile, où il se tenait assis sans trop de fatigue. L'autre, un mousse, enfant de douze ans, paralysé par la peur et glacé par le froid, n'avait pu parvenir que jusqu'à la poulie de candelette de misaine à tribord. Il s'y était mis aussi à califourchon et s'y cramponnait de son mieux. Mais le gréement était lui-même tellement tourmenté par la mer, que la candelette vint à  décrocher, et le palan n'étant plus retenu par en bas, devint le jouet des vagues avec l'enfant qui s'y était logé.

» Cette position était effrayante. A chaque mouvement, l'enfant oscillait d'un côté du mât à un mètre de distance, puis il y retombait, et à chaque oscillation on s'attendait à le voir se briser contre la mâture ou tomber mourant dans l'abîme tourbillonnant autour de lui.

» L'assistance avait pu comprendre toute l'horreur de cette situation, lorsqu'elle voit paraître François Tixier dans le canot ; avec lui sont Jouin, les deux frères Declerck et Charles Liénard ; Désiré Tixier n'a pu y trouver place, et, malgré son généreux déplaisir, il a dû rester à terre.

» Ce second canot est, comme le premier, rapidement hâlé jusques vers le navire, et, par une manœuvre semblable à la première, les sauveteurs arrivent au navire et parviennent à s'y amarrer.

» Rio, qui a conservé assez de force et qui, d'ailleurs, a moins souffert que l'enfant, son compagnon d'infortune, Rio se dégage promptement de sa poulie, et se laisse glisser le long des haubans dans le canot.

» Quant au pauvre petit Thomas, il était hors d'état de s'aider : Jouin le remarque... Il n'hésite pas un moment; il saute à bord du navire. Thomas, défaillant, essaie de descendre et veut glisser comme l'a fait son compagnon ; mais il tombe de la poulie sur le pont, placé douze pieds au-dessous. On le croit tué; un cri de détresse s'élève sur toute la ligne de l'estacade.»

Mais ce pauvre enfant, pour qui priait sans doute une mère, se relève et court vers l'avant, où des bras sauveurs l'attendent... En ce moment critique, une vague en fureur arrive, l'enlève et le lance à dix brasses de l'embarcation.

Mais Tixier n'était-il pas là ? Tixier, s'oubliant lui-même, oubliant aussi son frère Jouin, laissé à bord, se met à la recherche de l'enfant qui, grâce à ses efforts, a échappé à la mort pour la troisième fois.

 Jouin, demeuré seul sur le navire prêt à sombrer, Jouin suivant d'un oeil ferme et sympathique tous les mouvements de son frère, avant de se préoccuper du danger qui le menace lui-même, montre un courage non moins sublime que celui de François.

Mais Tixier put encore revenir et reprendre son frère. Le Ciel avait décidé que cette journée comptait assez de victimes ; et il n'a pas permis que de tels hommes fussent encore sacrifiés.

Quelques jours plus tard, un cortège funèbre et solennel, accompagné du deuil et des larmes de toute une cité, conduisait à leur dernière demeure les corps des victimes qui avaient pu être retrouvés. L'héroïque Bommelaer n'était pas de ce nombre, ce ne fut que longtemps après que la mer rendit ses restes défigurés et à-demi dévorés par les crustacés.

Ce triste sort de trois héros, Celle, Neuts et Bommelaer, dont le généreux dévouement semblait mériter une autre récompense, nous parle bien haut d'une autre vie ; et nous ne saurions, sans douter de Dieu, douter qu'une palme immortelle n'y soit décernée à ces martyrs de la charité, qui n'ont pu avoir pour mobile qu'une impulsion toute chrétienne.

FIN

 

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