FORT MARDYCK CONCESSION ROYALE : Le hameau en 1850

A son origine Fort Mardyck ( situé à 5 km à l'ouest de Dunkerque) est un hameau de pêcheurs donné en concession par LOUIS XIV à des familles venues du Pas de Calais). Cette concession fut active de 1670 1962.

 concession observée en 1850 (par R. de Bertrand)
Tout en vivant en bons voisins, en frères, avec les habitants de Mardyck, de Grande-Synthe et de Petite-Synthe, ils n'ont, néanmoins, jamais fait d'alliance par mariage avec eux. Ils choisissent et ont toujours choisi leurs épouses dans le hameau, ou sur le littoral de Gravelines, à Boulogne. Les femmes ont suivi cet usage et le maintiennent encore. Ils se marient jeunes, et il n'est pas rare de les voir convoler à de secondes et même à de troisièmes noces. Généralement hommes et femmes ont de la piété; mais il est déplorable de les voir aussi profondément imbus de superstition. Une personne meurt-elle, on est sûr qu'aussitôt les parents prétendent qu'ils ont vu apparaître un esprit le soir à la porte ou aux croisées de leur maison. Si un père, un frère ou un mari périt en mer, les femmes de la famille publient à l'instant qu'elles ont eu en songe des avertissements qu'elles font coïncider avec l'époque de la mort.
C'est une chose vraiment curieuse que cette colonie de matelots, qui a conservé sans altération la foi religieuse, les mœurs, les coutumes de l'époque de l'émigration, son langage français du dix-septième siècle, au milieu d'une contrée alors tout-à-fait flamande. Cependant on cite encore des exemples de ce fait étrange.
Les Mardyckois n'ont jamais voulu admettre parmi eux, d'autres habitants que les Matelots-Pêcheurs, les veuves et les orphelins de ceux-ci; se considérant comme propriétaires absolus de leur territoire, ils ont toujours éloigné de leur hameau, les étrangers qui désiraient s'y établir et ont même parfois contraint les leurs, qui étaient allés demeurer ailleurs, à vendre à un indigène ou à démolir leur ancienne habitation. En plus d'une circonstance, on les a vu soutenir leurs droits devant les tribunaux et obtenir invariablement gain de cause.
  Les Matelots-Pécheurs de Mardyck ont toujours été si attachés à leurs prérogatives et si remuants quand on voulait les contester, qu'un magistrat disait en 1840, à un homme de loi chargé de leurs intérêts : « Ah! Monsieur, gardez-vous bien de réveiller jamais la susceptibilité des Matelots-Pêcheurs, ou de les laisser croire à des droits qu'ils  n'ont pas réellement; car ces fiers Mazaniellos du Nord deviendraient tellement intraitables, inquiets, tourmentants, que nous ne saurions trouver les moyens de les apaiser. »
Par le motif même que les habitants du hameau n'admettent pas en leur communauté d'hommes étrangers comme résidents, il en résulte qu'ils sont tous ou presque tous parents. Il n'y a jamais eu d'admis dans le hameau que leur receveur et les proposés des douanes forcés d'y résider. Au reste ceux-ci n'y demeurent plus depuis le 9 octobre 1845, date de la prise de possession par l'administration des Douanes, de la caserne construite à Grande-Synthe, dans le cours de la même année. A diverses époques il a existé un cabaret dans la colonie; comme exception le cabaretier est souvent un individu étranger à la localité. Malgré l'impossibilité évidente de réussir, les Matelots-Pêcheurs de la concession n'ont jamais cessé depuis leur annexion en 1800 à la commune de Mardyck, et, surtout depuis l'adjonction de leur hameau en 1830, à celle de Grande-Synthe, de nourrir l'idée de se constituer en commune, comme ils le furent en 1791. Bien que leur population s'accroisse sans cesse, ils n'obtiendront pas cette faveur de sitôt. Pour voir accueillir du gouvernement une pareille demande, il faudrait qu'il existât a proximité de leur hameau un port maritime ou quelques établissements importants qui en augmentassent forcément la population en attirant les étrangers dans leur voisinage. Tout ce qui pourrait se faire dans l'intérêt de la communauté mardyckoise, ce serait d'y fonder une vaste chapelle, d'élever le hameau en paroisse et d'y établir un « desservant à demeure », selon le vœu exprimé par un honorable curé de campagne. La religion y serait pieusement observée; l'instruction des enfants, surveillée par un digne ecclésiastique, y ferait à coup sûr beaucoup de bien. Il est encore un autre motif qui exige, en quelque sorte, l'établissement d'un oratoire en ce lieu : c'est l'éloignement de l'église de Grande-Synthe. Nous connaissons des vieillards des deux sexes, gens de soixante-cinq à soixante-quinze ans, qui, à cause de cet éloignement même, ne peuvent se rendre à leur paroisse depuis longtemps.
A part les idées superstitieuses qui tiennent à leur genre d'éducation, les Matelots-Pêcheurs ont une confiance illimitée dans la justice divine. La Vierge Marie, si tendrement miséricordieuse à leurs yeux, est le but de toutes leurs pensées, de leurs incessantes prières. Ils espèrent que, par elle, puissante et unique protectrice, leur foi ardente, leurs larmes, leurs vœux sont transmis au pied du trône de Dieu, sur les ailes des anges qui écoutent les paroles du croyant, les cris des faibles et les plaintes de ceux qui souffrent et croient. Le plus grand bonheur que ces braves gens peuvent se donner, c'est de se cotiser et de faire dire, plusieurs fois dans l'année, des messes auxquelles ils assistent religieusement le samedi à la petite chapelle de Notre-Dame-des-Dunes à Dunkerque. Ils s'adressent presque toujours, à cet effet, au curé de Mardyck qui se déplace et se prête complaisamment à leurs désirs.
L’année 1839 fut extrêmement désastreuse pour les pêcheurs d'Islande, et il périt au mois de mars un grand nombre de Mardyckois dans les mers du Nord par suite du départ trop hâtif des pécheurs. C'est en considération de ces sinistres que, par une ordonnance royale en date du seize janvier 1840, il fut défendu à tous capitaines de navire destiné à la pêche de la morue sur les côtes d'Islande, d'appareiller et de faire route à l'avenir avant le premier avril. Le gouvernement provisoire, établi après la chute du trône de Louis-Philippe, a méconnu le bienfait, l'esprit philanthropique de cette ordonnance, en permettant le départ des pêcheurs avant l'époque fixée; mais, dès 1849, l'ordonnance de 1840 a prévalu de nouveau.
De jour en jour les habitants du hameau sentent le besoin de l'instruction. Dans cette vue, ils ont fait construire un vaste bâtiment et y ont établi une école pour l'usage non-seulement des petits enfants des deux sexes, mais encore des adultes, bien que déjà, de toute ancienneté, il existât dans la communauté une classe pour l'enfance. Ou pourrait presque qualifier ce bâtiment d'hôtel de mairie; il renferme une salle consacrée aux réunions administratives et tout le logement nécessaire pour le secrétaire-archiviste qui, cumulativement, remplit les emplois de professeur, de receveur de la concession et d'agent d'affaires.
La première pierre de l'école fut posée solennellement au hameau du Fort le 15 septembre 1844. Les travaux, mis immédiatement en voie d'exécution, ont permis de prendre possession du bâtiment au mois de mars suivant. Tout était prévu, et la somme à laquelle les Matelots-Pêcheurs durent contribuer dans les dépenses, fut acquittée avec les économies du produit de quelques années de location de leurs terres .
Nous avons dit que les habitants du hameau du Fort ne sont pas cultivateurs. Ils louent aux enchères, par procès-verbaux devant notaires à Dunkerque, les terres en labour ou en pâture   à des tiers et à quelques-uns d'entre eux qui tiennent des vaches. Ils n'exploitent que les jardinets qui entourent leurs maisons. La concession faite aux Matelots-Pêcheurs au dernier siècle, était de 112 hectares 30 centiares ou 256 mesures 150 verges. Par les opérations du cadastre de 1828, les Matelots-Pêcheurs se trouvèrent en possession de près de 125 hectares. Ils avaient donc profité de 12 hectares environ ou 27 mesures. La communauté fort mardyckoise est devenue propriétaire de cette différence de terres en plus, par une possession trentenaire. Cette possession continue, non interrompue et publique, est, pour elle, un titre régulier, inattaquable. Comme tous les citoyens, les Matelots-Pêcheurs sont imposés aux rôles des contributions, même pour le fonds, quoique l'assiette de leurs habitations et les terres en dépendant forment, en majeure partie, l'objet de la libéralité du gouvernement.
Les seuls individus résidant au hameau et tous, en général, hommes, femmes, enfants, ont droit au partage annuel des fermages de la concession. Le produit leur en est réparti en janvier après la reddition du compte du receveur. Les personnes qui ont cessé d'habiter le hameau depuis un an, sont exclues de plein droit du partage des bénéfices. Le compte annuel du receveur est reçu par les cinq membres composant la commission syndicale de la concession. Ce sont eux qui choisissent le receveur, sauf l'agrément du sous préfet. Ils reçoivent annuellement chacun, par prélèvement sur la masse, une somme de neuf francs à titre d'indemnité. Les cinq commissaires administrateurs sont renouvelables par cinquième tous les ans. L'élection d'un commissaire-administrateur, en remplacement de celui qui se retire, a lieu, le premier dimanche de décembre, à la majorité des voix, en assemblée générale présidée par le maire de la commune. Tout Matelot-Pêcheur, âgé de vingt et un ans, chef de famille ou de maison, jouissant de ses droits civils, a droit de voter à cette assemblée.
Jusqu'en 1846, tous les actes de la concession des Matelots-Pêcheurs étaient soumis à l'approbation des sous-préfets de Dunkerque. Le magistrat, alors en fonction, crut devoir refuser son concours à leur administration. Ce refus n'était pas fondé et on le combattit. Les intendants de Flandre, avant la révolution de 1789, et les sous-préfets, jusqu'en 1846, « avaient toujours été convaincus, disait M. Charles Lefebvre, maire de Grande-Synthe, qu'il était de leur devoir, comme mandataires du pouvoir gouvernemental, de protéger une population aussi utile qu'intéressante, de s'assurer que toutes choses se passassent dans la communauté avec loyauté et justice pour tous, selon le vœu des rois donateurs, qui, en abandonnant une certaine quantité de terres de Mardyck aux Matelots  , entendirent, sans nul doute, qu'ils profitassent tous des bénéfices de la concession. Or, comment s'assurer s'il en est ainsi parmi eux, quand M. le sous-préfet croit pouvoir décliner son incompétence et rejeter la qualité de ministère public dans cette circonstance? »
Les observations du maire de Grande-Synthe ne purent convaincre M. le sous-préfet : il refusa obstinément son concours aux Mardyckois jusqu'au moment de son départ. Dès l'entrée en fonction (24 février 1847) de M. Ferdinand  Quintard, les Matelots-Pêcheurs revinrent à la charge et sollicitèrent la bienveillance de ce nouveau magistrat, avec de si vives instances, qu'il pensa ne pouvoir se dispenser d'examiner l'objet de leurs constantes réclamations. Après la production de leurs titres et l'examen de leurs droits, M. Quintard trouva, contrairement à ses prédécesseurs, la demande des Mardyckois fondée sous tous les rapports et se dévoua, dès ce moment, à leurs intérêts. Ils lui fournirent par écrit le règlement d'administration qu'ils avaient suivi par tradition. A diverses époques, les Matelots-Pêcheurs n'avaient pas trouvé la fidélité désirable dans la gestion de leurs receveurs, bien qu'un cautionnement répondît de toute malversation. Afin d’éviter le retour d'abus de ce genre, M. Quintard ajouta au règlement, sous le titre de onzième et dernier article, le paragraphe suivant : « Le receveur de l'association des pêcheurs du Fort-de-Mardyck, sera tenu de verser chaque mois à la caisse d'épargne de Dunkerque et au compte qui sera ouvert à cette association, toutes les recettes qu'il effectuera »
La rédaction admise par les parties, le règlement fut proposé au préfet du Nord. Le règlement reçut la sanction la plus complète de ce haut fonctionnaire qui en fit l'objet d'un arrêté, en date de Lille du 5 novembre 1847.
Ce dernier acte est de la plus haute importance dans les annales des Matelots Pêcheurs de Fort-Mardyck. Par l'intervention de l'autorité supérieure dans leurs affaires, par la connaissance qu'elle a prise des documents relatifs à la concession et par la sanction de leur règlement administratif, les droits de propriété et de jouissance de la communauté mardyckoise sont devenus imprescriptibles. Aucun gouvernement ne peut désormais porter atteinte à son titre ni le modifier; l'autorité s'est seulement réservé le pouvoir de rejeter ou d'approuver les actes de l'association, soit par le préfet, soit par le sous-préfet, soit même par le maire; et c'est précisément ce que les Mardyckois avaient sollicité sans savoir trop où cela les mènerait, dans la vue d'obtenir du gouvernement une reconnaissance libre et solennelle de leurs anciens titres.
En tous les temps les matelots de Fort-Mardyck ont été représentés par un syndic choisi dans le sein même de la communauté. Ses fonctions consistent à répondre aux demandes du commissaire de l'inscription maritime au port de Dunkerque lors des levées de marins pour le service de l'Etat. En général le syndic remplit simultanément l'emploi de garde de la côte depuis la pointe du grand Mardyck jusqu'au chenal du port de Dunkerque; charge qui l'oblige, au moins deux fois la semaine, à faire en personne un rapport à l'administration de la marine. Un traitement annuel de cinq cents francs payé par le trésor, est attaché à cette charge. Quoique le service de garde-côte soit assez fatiguant, l'emploi n'en est pas moins fort recherché; il devient comme une espèce de sinécure pour un ancien marin. On choisit de préférence un homme reçu maître au cabotage et jouissant d'honorables antécédents. Jean-Jacques Gens,   succéda, en 1832, à Jacques-Louis Carru dans les fonctions de syndic et de garde-maritime. Il les conserva jusqu'à sa mort survenue le 24 février 1848. Le capitaine François Evrard,  aujourd'hui commissionné, exerçant alors par intérim à cause de la maladie du titulaire, lui succéda comme il était de toute justice.
Dans le hameau il n'y a pas d'hommes inactifs. Les marins qui ne sont employés au service de l'Etat, s'adonnent à la pêche de la morue sur les côtes d'Islande d'avril à septembre, et à la pêche du poisson frais dans nos parages, pendant le reste de l'année. Les hommes d'un certain âge ne se consacrent même qu'à cette dernière pêche. Il en est qui, comme maîtres de bateaux, ont gagné jusqu'à douze cents francs en cinq mois, alors que les simples marins gagnaient au moins neuf cents francs dans le même temps. Mais devaient-ils ces beaux bénéfices à cette seule industrie? Ne s'adonnaient-ils pas souvent à passer en fraude des marchandises anglaises auxquelles ils donnaient, dans leur argot, le nom de mécaniques? Plusieurs d'entre les marins de la concession sont reçus maîtres au cabotage et obtiennent ainsi des commandements, soit à Dunkerque, soit à Gravelines. De retour dans leurs foyers, ils occupent leurs loisirs soit à confectionner ou à raccommoder les filets de pêche, soit à chasser le gibier à la côte.
On a fait l'observation que, depuis la révolution de février 1848, les Mardyckois jouissent de bien moins de liberté que sous les temps monarchiques. C'est ainsi que le ministre de la marine les a soumis au droit commun en leur retirant en 1850 les permis de chasse qu'on leur délivrait d'ancienne date au bureau de l'inscription maritime, moyennant la faible rétribution de quarante centimes par année. C'est encore ainsi que l'administration municipale, soumise elle-même à l'autorité préfectorale, intervient dans leurs actes administratifs avec une rigueur juste, mais sévère, qui ne leur était peut-être pas jadis assez connue. Jusque-là ils étaient un peu trop maîtres chez eux, soit en ce qui concernait la répartition des produits de la communauté dont certains d'entre eux étaient quelquefois exclus, soit pour d'autres faits trop longs à déduire.
Les femmes partagent leur temps entre les soins du ménage, la pêche à la côte et la vente aux marchés de Dunkerque, de Bergues et de Bourbourg, de leur marée, de la passe-pierre qu'elles cueillent sur les terres salines ou du produit de la chasse de leurs maris. Malgré leurs fréquentations dans des villes où l'on parle le flamand, malgré le voisinage de villages où cette langue n'est guère qu'exclusivement en usage, le français seul a cours à Fort-Mardyck, a dit un observateur. Ainsi ces Fort-Mardyckoises qui, chaque matin (en été), apportent à Dunkerque et y crient en flamand leur salade de mer, ont appris ces seuls mots : « zee sala; » mais ne vendent et ne conversent qu'en français. Les ménagères s'approvisionnent au dehors, il n'y a jamais eu dans la colonie ni boutiques ni marchands.
Si ces bonnes gens savent travailler, ils savent aussi s'amuser à cœur joie quand les occasions s'en présentent. C'est principalement au retour de la pêche d'Islande qu'ils prennent leur revanche des privations et des fatigues qu'ils ont endurées dans leur voyage. On les voit alors se livrer à des danses animées, aux jeux de caries et à d'abondantes libations, avec toute l'ardeur de gens neufs et avides de jouissances et de plaisirs.
Entre autres jours de l'année qu'ils ont choisis pour se réunir et s'amuser, je citerai le dimanche le plus proche de la Saint-Pierre d'été. La fête commence dans l'après-midi. Les filles apparaissent bientôt en vêtements d'hommes, précédées de ménétriers et d'un porte-drapeau armé de sa bannière aux couleurs nationales.
Ainsi réunies, elles se présentent à la maison la plus voisine et demandent l'aumône en l'honneur de Saint Pierre, puis elles passent à une autre, et vont ainsi de porte en porte dans tout le hameau. Enfin du bois qu'elles ont recueilli, entre autres choses, elles vont dresser, vers les six heures du soir, un bûcher immense sur un point élevé des pâtures au Nord de leurs habitations, y mettent le feu, encore en l'honneur de Saint Pierre et finissent par exécuter quelques rondes et chanter des couplets autour des flammes qui s'échappent du bûcher; puis à sept heures environ, on quitte le feu de joie, et filles, femmes, hommes et enfants s'en vont au cabaret où commencent aussitôt les danses les plus folâtres. On a remarqué qu'en certaines bonnes années, ces braves gens et les curieux du voisinage, consommaient sept tonneaux de bière tant dans le courant de l'après-diner que dans la soirée et la nuit. Malgré nos investigations et nos questions multipliées, nous n'avons pu constater l'époque de l'institution de cette fête commémorative qui, autrefois, était fort en usage dans la Flandre.
On doit se rappeler à Dunkerque que naguère encore on y voyait arriver pendant les jours gras, entre une heure et deux heures de l'après-midi, des bandes de femmes et de jeunes filles, parlant très haut et riant de bon cœur. Ces femmes et ces filles étaient des Fort-Mardyckoises qui s'en venaient voir le carnaval. Toutes se contentaient de se grouper sur les trottoirs des maisons du côté occidental de la Grand ‘Place, et de regarder courir, sauter les masques. Maints bossus, diables, dominos, pirelalas exaltés venaient parfois se ruer à travers les curieux, agacer et embrasser les jolies filles qu'ils savaient bien distinguer au milieu des groupes de Fort-Mardyckoises. A la chute du jour, toutes s'en retournaient chez elles en société, heureuses et satisfaites, et pleines de bonnes dispositions pour les travaux du lendemain.
Il était d'usage de temps immémorial au hameau de la concession, de fêter, d'une manière martiale, le dernier jour de l'année et le lendemain premier jour de l'an nouveau. A midi les jeunes gens, s'armant de fusils, parcouraient le hameau par pelotons de dix à quinze hommes, en s'arrêtant à chaque habitation où réception était promise, et saluant leur entrée par une décharge de leurs armes. Ils s'adonnaient ainsi à de copieuses libations. Cette comédie se jouait de maison en maison du midi 31 décembre à la même heure du 1er  janvier, sans autre entre-acte que celui que quelques-uns des jeunes gens exténués de fatigue étaient obligés de prendre durant une couple d'heures de la nuit. Les tètes une fois échauffées, il surgissait souvent des malheurs. Un jour on jugea à propos d'en prévenir de nouveaux. Il arriva donc que les commissaires de la concession s’entendent en 1846, avec M. Lefebvre, maire de Grande-Synthe, pour faire cesser le divertissement dangereux auquel on s'adonnait dans la communauté. C'était une simple question de forme, car un règlement municipal vint presque aussitôt interdire l'usage d'armes à feu dans le hameau.
Les habitants du fort, sont en général, d'une propreté recherchée dans leurs maisons; tous les meubles d'une grande simplicité y sont rangés avec un ordre parfait. C'est surtout dans la distribution de leurs porcelaines anglaises que les ménagères mettent de l'ostentation. Elles les placent le plus souvent dans des buffets vitrés qui forment ordinairement les plus belles pièces de l'ameublement de la chambre de réception. Les vierges dorées sous cage en verre qu'ils tirent de Libourne  n'en forment pas le moindre ornement. Les hommes se vêtent comme les autres marins du département du Nord et du Pas-de-Calais. On n'y remarque plus de différence; seulement ils ont une allure plus gaillarde et sont plus enjoués que les matelots de Dunkerque et les Flamands qui habitent le long de la côte à l'Est de cette ville. Les femmes, sans avoir l'attrait pittoresque des matelotes boulonnaises, n'en ont pas moins une désinvolture avenante qui les distingue du reste des femmes de marins de Dunkerque à la frontière belge. Elles sont en général d'une forte organisation et deviennent mères d'une fécondité remarquable. Jeunes et vieilles, ces femmes ont quelquefois des reparties et des idées très singulières. On en fait l'observation dans les marchés; cependant elles n'y montrent jamais la rudesse des Flamandes. Lorsqu'une acheteuse ne leur offre pas un prix raisonnable de la marchandise, elles se contentent de lui dire d'un air quelque peu moqueur : « Oui, madame, six sous,  on va vous les donner !  Six clous pour mett' dans vot' soulier pour mieux trotter, madame. » Au surplus, les habitants de la concession sont de mœurs douces et d'une probité sans égale. On doit proclamer, à leur honneur, que, de temps ancien, les tribunaux n'ont eu à enregistrer ni délit ni crime à leur charge. Il en est parmi eux qui, par suite d'héritage ou d'un honnête travail, jouissent d'une certaine aisance. Nous en avons connu et nous en connaissons même maintenant qui possèdent des terres, des rentes et des maisons dans les communes limitrophes, des livrets à la caisse d'épargne et des inscriptions de rentes sur l'Etat.
Aujourd'hui chaque ménage du hameau possède son baudet. Autrefois le nombre en était peut-être un peu moindre à cause de l'extrême pauvreté de quelques familles. A toutes les époques cette race asine y a été très commune; comme dans les temps passés, elle rend des services importants aux Mardyckois. Les ânes leur servent à transporter à la ville les marchandises, à porter à bord des navires et à ramener au logis les filets de pêche. Ces inoffensifs quadrupèdes ont eu aussi leur renommée : jadis on disait aux élèves qui ne savaient pas leurs leçons, qu'ils étaient des baudets de Mardyck; puis, pour comble de vexation, le professeur leur allongeait les oreilles.
Le hameau des Matelots-Pêcheurs est un lieu pittoresque. Au printemps et en été, il présente un coup d’œil charmant par le grand nombre de ses rues qui s'entrecoupent, par la verdure de ses jardins et la propreté des façades blanchies de ses maisons. C'est l'oasis au milieu du désert, car en arrivant de Dunkerque par Saint-Pol on traverse une immense plaine sablonneuse qui inspire une profonde tristesse. Les habitations commodément distribuées sont construites en briques et couvertes en tuiles rouges. On n'en trouve plus que très peu bâties en torchis et couvertes en chaume. Si le chaume offre plus de chance à l'incendie, il a au moins cet avantage sur la tuile, de laisser moins pénétrer la chaleur du soleil dans les greniers. C'est par cette raison que les hommes d'âge du hameau regrettent encore l'abandon du chaume dans les constructions.
Le sol du hameau de pêcheurs et ses environs, notamment à l'Ouest, a toujours offert à l'exploration une foule d'objets qui rappellent des souvenirs de la guerre dont ce lieu a été longtemps le théâtre sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV.. Ainsi on a découvert des boulets de vingt-quatre, de trente-six, et d'autres calibres, des balles, des canons d'arquebuses, des cuirasses, des piques, des biscaïens, d'anciennes fondations de murs, des foyers de cheminées avec leurs cendres, des casques, des ossements d'hommes, de chevaux, de mulets, épars et réunis, parmi lesquels on a remarqué une tête d'homme dans laquelle se trouvait encore un poignard. Une des fouilles les plus récentes a fait découvrir par un préposé des douanes le corps d'un officier espagnol avec ses armes et ses insignes militaires, une enclume, trente fers de mulet et une bride dite romaine. Des travaux d'aplanissement de dunettes, dirigés en 1847, par feu Hamerel-Picard, fermier-propriétaire à Grande-Synthe, ont fait découvrir parmi de nombreux déblais deux espèces de briques de terre rouge et de différentes dimensions ayant beaucoup de rapport avec les briques de Hollande; une statue d'un mètre de hauteur représentant un saint, qui tomba en poussière au contact de l'air; des moellons parfaitement conservés; une énorme pierre, espèce de grès tendre de plus d'un mètre de hauteur.
L'église de Mardyck est sous l'invocation de Saint Nicolas, dont la statue en pied est placée au maître-autel. La seconde chapelle est sous le vocable de Sainte-Anne qui, de tous temps, a joui d'une immense vénération. Les nombreux ex-voto en argent qu'on y voit, ont presque tous été offerts par les Matelots Pêcheurs du fort. Quoique leur hameau ne fasse plus partie du territoire de Mardyck, ses habitants, et surtout les femmes, ne viennent pas moins adresser, à la Mère de la Sainte-Vierge, de ferventes prières. Les deux statues en bois posées à droite et à gauche de cette chapelle, sont admirables de sculpture, particulièrement celle qui représente un amiral du seizième siècle.
Quoique la piété des femmes soit grande en général, elles n'aiment pas moins les plaisirs. Les jeunes filles surtout affectionnent beaucoup la danse et ne font jamais faute au rendez-vous quand vient le bienheureux dimanche désigné de temps à autre par la coutume du pays. Toutes leurs joies ne se bornent pas là; le bonheur qu'elles espèrent trouver à leur ducasse, au mois de septembre, les préoccupe pendant toute une année. A la kermesse les sociétés se réunissent sur la Place et dansent devant l'un des cabarets, quand le temps le permet, jusqu'à la chute du jour; puis les danses reprennent aux lumières dans une salle de l'établissement jusqu'à une heure fort avancée de la nuit. Peu de personnes de la ville suivent cette fête communale à cause de l'éloignement de la grande route. Quand le chemin en cailloutis sera terminé, ce sera une chance, du moins, pour le village.

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