FORT MARDYCK " LA VIE AU VILLAGE A LA FIN DU 19éme SIECLE"
A son origine Fort Mardyck ( situé à 5 km à l'ouest de Dunkerque) est un hameau de pêcheurs donné en concession par LOUIS XIV à des familles venues du Pas de Calais. Cette concession fut active de 1670 1962.
La vie au village à la fin du 19éme siècle (Docteur Gustave Lancry)
C’est une population de marins. Sur 400 à 450 hommes environ, la grande majorité s'en va chaque année pêcher la morue à Islande ; les autres naviguent au cabotage, ou au long-cours.
Les femmes, en toute saison, vont à la pèche à la crevette, le corps dans l'eau jusqu'à la ceinture. A certains jours de la semaine, elles portent au marché de Dunkerque, dans de lourdes hottes qui les courbent en deux, le produit de cette pêche et celui de leurs jardinets; et de ces rudes travaux ne les empêchent pas d'allaiter leurs nouveau-nés et de veiller à l’entretien de familles souvent nombreuses. Grâce à un travail opiniâtre, à une santé qui semble défier la maladie, les Fort-Mardyckois connaîtraient peut-être une aisance relative, si les accidents de mer ne venaient trop souvent ravir quelques chefs à leurs familles, et plonger celles-ci dans une situation voisine de la pauvreté. A tout nouveau couple qui s'établit à Fort-Mardyck, dans certaines conditions déterminées, à savoir: à condition que l'un des conjoints soit né dans la commune, et que le mari soit marin classé (inscrit au registre de l'inscription maritime), la commune concède 6 « carrés » de terre, soit 22 ares, à titre d'usufruit, plus une place déterminée à la côte, pour la pêche au filet. Ce lopin de terre, sur lequel les nouveaux mariés bâtiront le plus souvent leur maisonnette, est exploité par eux à leur gré sans aucune redevance ; ils peuvent, selon leurs convenances, le louer à quelque voisin, mais non pas le vendre ; ainsi que nous l'avons dit, ils n’en ont que l'usufruit, et non la propriété. Et voilà la raison de tous ces jardinets qui font de Fort-Mardyck un oasis, et qui, en même temps qu'ils donnent au village un aspect si riant, offrent aux familles qui les cultivent de si précieuses ressources, quand une catastrophe vient les frapper. Ce n'est pas tout. Ce qui reste des terres de la con-cession, c'est-à-dire une assez grande étendue de terrain, n'est pas, on le conçoit, directement exploité par cette population qui vit de la mer. Ils ont loué ces terres, et le revenu, qui était autrefois réparti entre toutes les familles du village, est aujourd'hui versé entre les mains d'un percepteur à Dunkerque, et directement affecté, au gré du Conseil municipal de Fort-Mardyck, aux besoins de la commune. C'est sur ce revenu qu'on prélève notamment une somme assez considérable pour venir en aide aux familles nécessiteuses du pays, lesquelles sont presque toujours des familles de sinistrés. En somme, la commune ne reçoit pas un sou de l'Etat, et ne lui de-mande rien ; De crimes ou de délits, jamais ici on n'en entendit parler. Le poste de garde-champêtre y est à peu prés une sinécure; et pourtant, Dieu sait si les quatre cents marins qui l'habitent pendant six mois de l'année, ont froid aux yeux, et s'ils ont les poings faits pour la lutte. Cette absence de querelles tient peut-être à une coutume assez répandue dans le pays. Là, le dimanche après vêpres, les hommes se dispersent dans les quatre ou cinq cabarets du village avec leurs femmes et leurs enfants. Les relations très nombreuses de parenté qui existent entre les habitants, expliquent très bien ces réunions. Le cabaretier est souvent lui-même un vieux marin retraité avec qui l'on vient causer, en vidant un verre, comme avec un ancien. Les hommes discutent entre eux de leurs intérêts et de tout ce qui touche à leur profession. Les femmes, beaucoup d'entre elles avec un enfant sur les genoux, causent de leur intérieur ; les jeunes gens font, sous les yeux des parents (ce qui est de règle absolue dans le pays), leur cour aux jeunes filles; et si parfois quelqu'un, parmi les hommes, élève trop la voix, une voix plus douce et toujours écoutée se fait entendre, et les conversations reprennent au diapason normal A 9 heures, les cabarets sont vides ; tout le monde est allé se coucher, car il faut être dispopour le travail du lendemain, et la marée n'attend pas. Cette franche gaieté ne dure, hélas, qu'un hiver! Car, à l'inverse de ce qui se passe ailleurs, c'est l'hiver qui est ici la belle saison, celle des réunions,des mariages, des fiançailles. C'est le temps où, par les sentiers boueux ou couverts de neige, on voit rouler et zigzaguer, comme des barques secouées par la houle, des hommes aux carrures athlétiques. Puis, quand mars arrive, les fronts rembrunissent, la fiancée est moins rieuse, l'épouse ou la mère plus affairée. C'est qu'ici, mars, c'est le signal du départ pour Islande. Islande !notre sensualisme bourgeois s'est-il jamais douté de tout ce qu'évoque, au sein de ces populations maritimes, ce nom grosde mystères ? Pour les témoins du départ, Islande c'est la messe du départ ; c'est la main du prêtre qui s'abaisse pour bénir tous ces vaillants ; c'est la file des barques qui s'avancent vers la haute mer ; ce sont les équipages qui tombent à genoux enfranchissant la jetée, et les mouchoirs qui s'agitent, et les femmes qui étouffent leurs sanglots. Voilà Islande. Pour les autres, c'est-à-dire, pour l'immense majorité, c'est moins encore : un mot, une expression géographique qui éveille machina-lement dans l'esprit l'idée de pêche au poisson. Mais pour eux, pour cette épouse ou cette mère qui reste, pour cet époux ou ce fils qui s'en va, qu'est-ce que l'Islande ? Pour eux, c'est, ainsi que nous le disait un jour, dans une formule d'un laconisme terrible, un vieux loup de mer qui avait vécu le roman d'Islande, pour eux, c'est « de la glace, des rochers et de la misère ! » c'est d'abord, un voyage plein de dangers ; puis, pendant six mois, le froid et l'humidité, la brume et la tempête ; c'est, pendant une partie de la saison, tout le temps que le poisson donne, 20 heures de travail, et 4 heures de repos par jour , avec des têtes de morues, des pommes de terre, ou du lard salé pour nourriture. Islande! C’est ici, la mère de famille qui tressaille les jours de tempête, se demandant si le coup de vent qui fait trembler sa maison, ne fait point chavirer là-bas la barque qui porte son mari ; puis, si les nouvelles manquent, c'est l'attente qui consume et dévore; l'attente qui tarit ses mamelles et creuse ses yeux. Et c'est là-bas, bien loin, dans la mer du Nord, la lutte et les privations; l'héroïsme à trois francs par jour et par tête, sans autre fanfare que celle des vents déchaînés ; les appels désespérés de la cloche et de la trompe de corne à travers les brouillards impénétrables, pour ne point se heurter; c'est le monstrueux Iceberg que le vent pousse sur vous, et qu'il faut éviter sous peine de mort ; là-bas, enfin, c'est trop souvent le tombeau, avec les eaux noires et profondes pour linceul. Quand le facteur apportait des lettres d'Islande. Il est difficile de décrire la scène: cent femmes se précipitant haletantes vers cet homme qui apportait des nouvelles de là-bas, lui criant leurs noms d'une voix mal assurée, dévorant en quelque sorte les lettres salies qu'on leur tendait, avec plus d'avidité qu'un affamé d'un morceau de pain. Puis, lorsqu'une fois de plus, toutes les lettres lues, personne ne put donner des nouvelles d’un des bateaux disparus depuis 3 mois , cinq ou six femmes se détachaient du groupe principal, et s'éloignaient la tête dans leurs mouchoirs, en étouffant des sanglots.
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