SEJOUR A DUNKERQUE DU TSAR PIERRE LE GRAND 1717
LE TSAR PIERRE LE GRAND A DUNKERQUE 21-25 avril 1717
La présence de Pierre le Grand à Dunkerque, au moment même où la ville, sacrifiée par le traité d'Utrecht, voyait tomber ses meilleures défenses, jetait une note gaie et lumineuse au milieu des tristesses et des deuils qui assombrirent, pour nos ancêtres, le premier quart du XVIIIe siècle.
L'entente cordiale entre la Russie et la France ne pouvait se conclure sous Louis XIV. Il fallut, pour la nouer, que le grand roi eut disparu, que Pierre le Grand se décidant à un second voyage en Hollande poussât jusqu'à Paris pour la réaliser.
La mort de Louis XIV, survenue le 1er Septembre 1713, provoqua immédiatement un ébranlement général qui ne modifia pas seulement l'échiquier diplomatique dans toute l'Europe occidentale, mais qui se fit sentir jusque sur les bords de la Neva.
Pierre le Grand sentait le besoin de modifier sa politique étrangère, de rechercher de nouvelles alliances.
Des intrigues suivirent la mort de Louis XIV. Du mois de Juillet au mois de Novembre 1716, le futur cardinal Dubois y noua, dans le plus grand secret, avec lord Stanhope, les négociations qui aboutirent à la signature du traité du 4 Janvier 1717, par lequel l'alliance britannique était acquise au prix de l'abandon de la cause des Stuarts et de la ruine du canal de Mardyck.
Après un périple en Europe le 18 Avril, Pierre le Grand quitta Anvers pour la France en passant par Gand, Bruges, Ostende et Nieuport.
Le 21 Avril le Czar atteignit la terre de France par le canal de Bruges. Il arriva vers trois heures à Zuydcoote. M. de Liboy, (gentilhomme de la Chambre du roi qui avait pour mission de lui servir de guide jusqu'à Paris) attendait Sa Majesté tzarienne à l'entrée du village.
Liboy fut reçu par le prince Kourakine qui le présenta à son maître dans sa barque. Les instructions dont le gentilhomme était porteur, lui avaient indiqué en détail le thème à développer dans son discours de bienvenue. Il s'y conforma exactement. Sa harangue fut aussitôt traduite, par le prince Kourakine, le seul de ses ministres qui sut couramment notre langue. Il transmit aussi à Liboy la réponse du Tzar qui déclara être « extrêmement sensible aux assurances de l'amitié du roi », puis, Pierre exprima lui-même au gentilhomme le plaisir qu'il éprouvait à faire sa connaissance. Liboy reprit alors la parole pour formuler à l'auguste voyageur les compliments de Son Altesse Royale, c'est-à-dire du Régent, et Kourakine, comme précédemment, transmit la réponse du Czar où il célébrait la gloire et la sagesse de ce prince.
La présentation achevée selon toutes les règles, Pierre le Grand mit pied à terre. Il ne pouvait en effet continuer sur cette barque jusqu'à Dunkerque. L'exécution du traité d'Utrecht avait privé notre ville de toute communication par eau avec les Pays-Bas autrichiens. Il avait fallu intercepter le canal de Furnes par un large bâtardeau en pierre et en terre. Le Czar passa de l'autre côté du bâtardeau. Là, l'attendait la barque royale et sur la route s'alignait une longue file de carrosses. On avait voulu laisser à Pierre le choix du mode de transport qu'il préférait. Il délaissa les carosses pour la barque et tandis que les équipages à vide regagnaient rapidement Dunkerque pour se trouver au débarcadère, à la porte de Nieuport, Liboy assistait, déjà inquiet, au long défilé de toute la suite de Moscovites qu'il avait pour mission de conduire à Paris.
Ce n'était pas tout encore, car toute une troupe de domestiques retardataires, laissés dans les Pays-Bas espagnols, vint plus tard rejoindre le cortège.
Cependant, tous ceux qui sont désignés pour accompagner Pierre ont pris place dans la barque qui se met en branle au trot des chevaux, et il est six heures quand elle arrive à Dunkerque.
Ce fut au pont tournant qui coupait le canal, non loin de la porte de que la barque aborda.
Une foule nombreuse attendait les Russes au débarcadère. II y avait là, avec tous les personnages officiels, le Magistrat et les membres du Magistrat d’une robe d'étoffe brune agrémentée de bandes de velours. A côté du Corps municipal se trouvait la Chambre de Commerce.
Aussitôt Robert Herefort, bourgmestre de Dunkerque, se porta au-devant de lui, et, dans une courte harangue, lui présenta les souhaits de la ville au nom du Magistrat puis Faulconnier et Tugghe lui adressèrent à leur tour, les voeux de la Chambre de Commerce.
La présentation achevée, et laissant ses interlocuteurs sous le charme de son accueil courtois, Pierre et les principaux personnages de sa suite montèrent en carrosses pour entrer en ville.
Le cortège, partant du pont tournant du canal de Furnes, suivit la route de Rosendaël qui pénétrait directement dans Dunkerque par la porte de Nieuport, s'engagea dans la rue du même nom, bordée, sur une grande partie de son étendue, d'un côté, par le Couvent des Dames anglaises de l'autre par celui des Sœurs noires ; puis il atteignit la Place Dauphine .
En même temps les autres logements de l'Hôtel furent répartis entre les personnages les plus qualifiés.
Pierre préférait se servir du hollandais qui lui était plus familier. Dès son arrivée, il demanda donc qu'on attachât à sa personne un officier de marine comprenant cette langue,
Sans retard Liboy chercha à Dunkerque même. le fils de Jean Bart, Cornil, alors capitaine de vaisseau, qui avait sa demeure à Dunkerque, offrit de se mettre à la disposition de Pierre le Grand. L'offre fut acceptée avec empressement. Il s'acquitta de son rôle de guide et d'interprète à la satisfaction de tous.
On se mit à table à sept heures, conformément aux habitudes du Czar.
Peu après on se sépara et, à neuf heures, Pierre se retira dans ses appartements.
Pierre le Grand se montrait très satisfait d'être reçu par la France en souverain d'un grand empire.
Pierre le Grand, avant de se retirer dans ses appartements, avait nettement indiqué l'emploi de sa matinée du lendemain.
La promenade du Tzar était marquée pour dix heures, mais Pierre était matinal, n'aimait pas à attendre et son impatience ne souffrait pas de délai. Dès six heures, il était sur pied et prêt à partir
Il n'est pas surprenant que la curiosité, toujours en éveil, de « Sa Majesté Tzarienne » l'ait conduite tout d'abord au Risban,
le plus important et le plus original des forts qui défendaient Dunkerque vers la mer. Ce chef d'oeuvre d'architecture militaire mit le sceau à la réputation de Vauban. Les ingénieurs étrangers l'admiraient plus encore que ses compatriotes, et il n'est pas surprenant que Pierre le Grand, toujours bien informé de ce qui méritait d'être vu, ait tenu à lui consacrer sa première sortie Quand il quitta le Risban le Tzar put traverser directement le chenal pour gagner la jetée de l'Est.
Telle avait été la rapidité avec laquelle le canal, comme on disait alors, s'était ensablé que l'on pouvait se rendre à pied sec de l'une à l'autre rive, là où quelques années auparavant les bâtiments voguaient à pleines voiles.
Le Tzar visita alors ce qui restait des autres forts. Là, la main de l'homme n'avait pas été assez prompte ni assez puissante; il avait fallu recourir à la mine et la poudre en explosant avait tout bouleversé. Mais Pierre avait près de lui le meilleur des guides. En évoquant ses souvenirs, Cornil Bart n'avait pas de peine à indiquer au Czar attentif, ce qu'était le port à l'époque où il passait entre les jetées debout près de son père sur le gaillard d'avant de la Railleuse, ou plus tard, convoyant la flotte chargée de blé reprise sur l'ennemi. Qui donc pouvait mieux que Cornil décrire le Fort Bonne Espérance, lui qui, près de son père encore, avait, en 1695, répondu coup pour coup au bombardement des Anglais ?
Nous avons nommé Arnaud-Jeanty.
Les relations entre le Tzar et Arnaud-Jeanty ont commencées à Dunkerque. Reprenons donc la suite de notre récit en suivant Pierre le Grand dans sa visite de tous nos anciens établissements maritimes ou autres.
Jusqu'à présent il n'avait contemplé que des ruines. En continuant sa promenade à travers l'Arsenal et ses dépendances il ne vit plus de bâtiments détruits, car en arrière du bâtardeau, tout était resté intact ; mais à l'activité fiévreuse d'autan animant les chantiers, magasins, ateliers, avait succédé l'abandon et le silence.Néanmoins l' établissement maritime et militaire était de construction assez récente pour qu'il fût pourvu des installations les plus perfectionnées, et il n'est pas douteux que le Tzar, passionné pour les choses de la marine, ne trouvât dans cette visite un aliment pour sa curiosité comme pour son instruction.
sa visite durât-elle longtemps et l'heure du dîner le ramena seule à l'Intendance.
La matinée avait donc été fructueusement employée. Pierre avait montré un grand attrait pour St-Eloi
Le prêtre qui occupait alors les fonctions curiales à St-Eloi depuis le 14 Avril 1715, était François-Louis Deswaerte, de Cassel.
Il se trouva à la tète de son clergé pour recevoir Pierre le Grand,
La visite de St-Eloi, quelque temps que le Tzar y eût consacré, ne put occuper toute l'après-midi du 22 Avril, et Pierre, au gré de son caprice, entraîna sans doute sa suite dans la plupart des lieux dont nous avons incidemment parlé : à l'Hôtel-de-Ville, aux Couvents, dans les hôtels des Confréries de Ste-Barbe, de St-Sébastien,
Le souverain occupait pleinement ses loisirs ; très ferme relativement au but politique de son voyage, il semblait néanmoins l'avoir oublié.
Pierre, fatigué de sa journée, soupa longuement avec ses fidèles et se retira de bonne heure. Il devait consacrer la journée du lendemain à des occupations qui lui étaient particulièrement agréables : il se proposait de retourner aux ouvrages de fortifications, qu'il voulait étudier de nouveau, et de faire connaissance avec l'armée française
Dès six heures du matin, le Tzar était sur pied il a revue le Risban,
le fort Revers et le fort Blanc.
La visite à ce dernier ouvrage fut marquée par un incident qui n'eut pas de conséquences graves, mais qui ne fut pas sans causer quelques minutes de sérieuses inquiétudes à l'entourage de l'Empereur.
L'aller se passa sans encombre, mais il n'en fut pas de même du retour. Soit que la visite du Tzar ait duré plus longtemps qu'on ne l'avait prévu, soit que le flot fût poussé par un vent violent, il gagna de vitesse la berline qui s'enlisa. Pour n'être pas submergé, Pierre dut sauter sur un des chevaux d'attelage, dont il coupa les traits, et gagner ainsi la terre ferme au plus vite.
Il ne voulut en rien modifier le programme de sa journée et, se bornant à remplacer par un cheval de selle la berline engravée, il quitta l'estran pour se rendre à l'esplanade de Nieuport, où il se proposait de passer en revue les troupes de la garnison.
Beaucoup plus étendue que ce que nous désignons vulgairement sous le nom de la Plaine, l'esplanade de Nieuport était assez vaste pour permettre à la garnison d'évoluer à l'aise.
Au moment où Pierre le Grand s'y présenta, il y avait là, sous les armes, trois régiments d'infanterie : le régiment de Hainaut, le régiment d'Agénois, le régiment suisse de Buisson, le régiment de dragons de Villeneuve, le régiment de cavalerie de Villepreux.
L'effectif total de ces troupes s'élevait à environ 4.050 hommes d'infanterie, 360 dragons et le même nombre de cavaliers. Si l'on y adjoint une compagnie de mineurs de 45 hommes, on peut présumer que le total des troupes réunies atteignait 4.915 officiers ou soldats.
Ce total, relativement élevé de la garnison dans une place en partie démantelée et dont l'importance militaire était considérablement réduite, peut surprendre, mais il ne faut pas oublier que les environs de Dunkerque fournissaient pour les chevaux, des fourrages en abondance, que la ville possédait de grandes casernes pour le logement des gens de guerre; enfin, de même que sous Louis XIV, on avait eu recours pour la construction des remparts à la main-d’œuvre militaire, de même maintenant on confiait aux soldats la tâche de les détruire.
les troupes de la garnison firent différents exercices, soit pour l'attaque, soit pour la défense d'une place.
Ceux-ci prêtèrent donc une attention soutenue à leurs évolutions, tandis que nos soldats, presque tous vétérans des guerres de Louis XIV, mettaient tout leur zèle et leur entrain à donner à sa Majesté Tzarienne une haute idée de leurs aptitudes militaires.
Les manœuvres se terminèrent par une revue finale
Pierre le Grand fut favorablement impressionné, paraît-il, par ces hommes à l'air martial, aux uniformes éclatants.
Aussi n'est-il pas téméraire d'affirmer que la revue de la garnison de Dunkerque sur l'esplanade, ait beaucoup contribué à fortifier la haute idée que Pierre se faisait de la grandeur de la France.
Ce qu'on lui fit voir ensuite, dans le cours de l’après-midi, ne devait pas affaiblir cette heureuse impression.
En effet, on le conduisit lentement le long des berges du canal de Mardyck en attirant son attention sur les détails de cette œuvre grandiose.
Jusqu'à ce moment, Pierre le Grand ne s'était promené que dans les ruines, tandis que le canal de Mardyck, bien que destiné à une destruction prochaine, était encore intact.
Lorsque l'Empereur les visita, les écluses, étaient intactes. Seulement, quelques jours plus tard, il n'en fut plus ainsi : à peine le souverain russe eût-il quitté Dunkerque, que l'on commença la destruction prescrite par le récent traité de La Haye.
Après avoir bien visité la ville, rien ne retenait plus Pierre le Grand à Dunkerque. Il y séjourna encore un jour néanmoins, car il jugea prudent, avant de continuer son voyage, de prendre médecine.
Pourtant le 24 au matin, le Tzar désireux de faire plus ample connaissance avec l'armée française qu'il trouvait superbe, voulut revoir la garnison sous les armes, particulièrement la cavalerie, car elle n'avait joué la veille qu'un rôle effacé. Il passa donc encore la matinée sur l'esplanade; l'on ne peut donner une meilleure preuve de l'intérêt qu'il prenait aux manœuvres de nos soldats.
De retour à l'Intendance, le Tzar ne sortit plus de ses appartements où il se mit entre les mains du médecin Areskine.
Le 25 Avril, assez tard dans la matinée, le Tzar quitta Dunkerque à destination de Calais où il devait arriver à cinq heures.
A Mardyck, on fit une halte. Sa Majesté tzarienne ne voulait pas s'éloigner de notre ville sans jeter un dernier coup d'œil sur les fameuses écluses.
Cette curiosité satisfaite, les voitures se remirent en branle.
Extrait de l'ouvrage d'Emile Bouchet
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