Compte rendu de JEAN BART sur la bataille du Texel
LA BATAILLE DU TEXEL
Il était resté dans différents ports du Nord, plus de
cent trente vaisseaux que la reine de Pologne avait fait charger de blé pour la
France : ils n'avaient pu se mettre en route à cause des glaces. Jean-Bart, eut
ordre de repartir sur-le-champ avec ses six frégates. Ce nouvel armement fut
prêt le 20 de mai. Mais il ne pouvait sortir parce que les vents étaient
contraires; que, d'ailleurs, les ennemis bloquaient le port et avaient mis des
vaisseaux en travers pour boucher les intervalles. Jean-Bart connaissait le
besoin urgent que la France avait du blé, et désirait de vaincre les obstacles
qui s'opposaient à son départ. Enfin, il s'avisa d'un stratagème qui lui
réussit et qui prouve qu’il avait du génie, quoique le comte de Forbin le
présente comme un personnage grossier et stupide.
IL assembla six barques, donna a ceux qui les montaient, de partir dès
le commencement de la nuit, de raser la côte, d'aller en pleine mer et
d'allumer des fanaux lorsqu'ils y seraient
de les éteindre sitôt qu'ils s'apercevraient que les ennemis iraient à
leur poursuite ; de regagner la côte et de rentrer dans la rade. Ses ordres
furent ponctuellement exécutés, et son projet réussit comme il l'avait prévu.
Les ennemis, voyant six vaisseaux en pleine mer,
crurent que c'était Jean-Bart qui, leur avait échappé. Ils coururent après, et
Jean-Bart put partir : le 27 juin 1694.
Ceux qui montaient les cent trente vaisseaux chargés
de blé, voyant que les glaces leur laissaient le passage libre, qu'on ne venait
point les chercher, se livrèrent à l'impatience: mirent à la voile sous
l'escorte de trois vaisseaux de guerre, deux danois et un suédois. La
neutralité que ces deux nations observaient avec les puissances belligérantes,
leur donnait droit de commercer partout.
Malgré ce droit, les Hollandais envoyèrent une escadre
de huit Vaisseaux de guerre, commandée par le contre-amiral Hides de Vries, pour enlever la flotte
française. Cette escadre la rencontra entre Texel et la Vlie ; s'en empara,
sans que les vaisseaux danois et suédois firent aucun effort pour la
défendre.
Voici le compte rendu
que Jean Bart rentré dans le port
de Dunkerque le 3 juillet ; écrivit sur-le-champ à M. de Pontchartrain, alors ministre de la
marine.
« MONSEIGNEUR,
Je prends la
liberté de vous écrire, pour vous informer que le 29 du mois passé, je
rencontrai environ à douze lieues en mer, entre le Texel et la Meuse, huit
vaisseaux de guerre hollandais, dont un portait pavillon de contre-amiral.
Je les envoyais
reconnaître aussitôt. On me rapporta que ces navires s'étaient emparés d'une flotte chargée de
blé, destiné pour la France : qu'ils avaient obligé tous les bâtiments qui la
composaient de les suivre, et fait passer tous les patrons sur leurs bords. Je
crus que, dans une telle conjoncture, il était de mon devoir de combattre pour
reprendre cette flotte. En conséquence, je fis assembler tous les capitaines de
mon escadre, avec lesquels je tins conseil de guerre, et dans lequel il fut
résolu de livrer combat. Pour donner l'exemple, j'attaquai le premier; allai
sur le contre-amiral et aussitôt à l'abordage, et quoiqu'il fut monté de
cinquante-huit canons, je m'en rendis maître après une demi-heure de combat,
sans avoir désemparé l'abordage. Dans ce peu de temps, les ennemis ont eu au moins cent cinquante hommes tant tués que
blessés. Je n'ai perdu que trois hommes, et n'en ai eu que vingt de blessés. Au
nombre de ceux qui ont été blessés parmi les ennemis, est le contre-amiral
Hides de Vries. Il reçut un coup de pistolet dans la poitrine, un coup de
mousquet au bras gauche, et trois coups de sabre sur la tête. Il a fallu lui
couper le bras.
Le Mignon a pris
un vaisseau ennemi de quarante-huit canons; le Fortuné un de trente quatre. Les
cinq autres vaisseaux de cette escadre, s'étant aperçus que leur contre-amiral
était pris, se sont enfuis. J'ai ramené dans ce port trente bâtiments de la
flotte chargés de blé. Ce combat s'est donné en présence des vaisseaux danois
et suédois qui l'escortaient et qui sont demeurés tranquilles spectateurs. Ils
ont poursuivi leur route avec les autres navires pour différents ports de
France. J'aurai l'honneur de vous écrire plus au long. J'ajouterai seulement,
pour le moment, que le contre-amiral Hides m'a dit qu'il avait ordre du prince
d'Orange d'arrêter tous les bâtiments chargés de blé pour la France et de les
amener en Hollande. Le porteur de la présente est mon fils, qui s'est trouvé au
combat. »
Dunkerque, le 3 juillet 1694