LES DUNES DE FURNES A DUNKERQUE DE VICTOR HUGO
Extraits d’une lettre (les Dunes) de Victor Hugo à son épouse Adèle (En voyage tome II)
Les dunes.
Cinq heures du soir, 1er septembre, Dunkerque.
Chère amie, je suis à Dunkerque et je n’ai pas encore tes lettres. Je suis arrivé, le bureau des lettres restantes était fermé, il ne s’ouvrira que dans deux heures. Juge de mon impatience. Pour tromper cet ennui dont je suis plein, je t’écris. Ce sera une autre manière de m’occuper de toi, moins charmante pour moi, mais aussi douce.
….J’ai été cinq heures à faire les sept lieues. Parti de Furnes à dix heures et demie du matin, je suis arrivé à Dunkerque à quatre heures et demie, et je me suis arrêté une heure en route. J’ai fait là, vraiment, une admirable promenade, sur le sable, entre deux marées, par un beau temps de nuée et de soleil.
….J’ai été cinq heures à faire les sept lieues. Parti de Furnes à dix heures et demie du matin, je suis arrivé à Dunkerque à quatre heures et demie, et je me suis arrêté une heure en route. J’ai fait là, vraiment, une admirable promenade, sur le sable, entre deux marées, par un beau temps de nuée et de soleil.
Devant moi et derrière moi les dunes se fondaient dans les brumes de l’horizon avec les nuages dont elles ont la forme. La mer était parfaitement gaie et calme, et l’écume des vagues, blanche et pailletée au soleil, faisait tout le long du rivage comme une frange de vermicelles et de chicorées cent fois plus délicatement sculptées que tous les plafonds maniérés du dix-huitième siècle. Quand la mer veut faire du rococo, elle y excelle. Les architectes Pompadour lui ont pillé ses coquillages.
De temps en temps une mouette blanche passait, ou bien un grand cormoran qui nageait puissamment dans l’air avec ses ailes grises à pointes noires. Et puis au loin il y avait des voiles, de toute forme, de toute grandeur, de toute complication, les unes éclatantes de blancheur sur les obscurs bancs de nuées de l’horizon, les autres sombres sur les clairs du ciel. Quelques-unes sont venues complaisamment passer tout près de moi, côtoyant la dune avec une douce brise qui les enflait mollement et m’apportait les voix des matelots. C’était, dans la solitude où j’étais, de ravissantes apparitions que ces belles voiles si bien coupées, si bien étagées, si bien modelées par le vent, si bien peintes par le soleil, et j’admirais qu’on pût faire quelque chose d’aussi charmant, d’aussi fin, d’aussi gracieux, d’aussi délicat, avec de la toile à torchon.
Quelquefois je me tournais vers la terre, qui était belle aussi. Les grandes prairies, les clochers, les arbres, la mosaïque des champs labourés, la coupure droite et argentée d’un canal où glissaient lentement d’autres voiles, le bêlement des vaches qu’on voyait au loin, sur le pré, comme des pucerons sur une feuille, le bruit des charrettes sur la route qu’on ne voyait pas, tout m’arrivait à la fois, aux yeux, aux oreilles et à l’esprit. Et puis, je me retournais, et j’avais l’océan. C’est une belle chose qu’un pareil paysage doublé par la mer.
Par moments je rencontrais un pauvre toit de chaume dont la cheminée, ébréchée par les grands vents, fumait entre les dunes, et puis un groupe d’enfants qui jouaient. Car c’est un des côtés charmants du voyage dans cette saison. À la porte de chaque chaumière il y a un enfant. Un enfant debout, couché, accroupi, endimanché, tout nu, lavé ou barbouillé, pétrissant la terre, pataugeant dans la mare, quelquefois riant, quelquefois pleurant, toujours exquis. Je songe parfois avec tristesse que toutes ces délicieuses petites créatures feront un jour d’assez laids paysans. Cela tient à ce que c’est Dieu qui les commence et l’homme qui les achève.
L’autre jour, c’était charmant. Figure-toi cela, chère amie. Il y avait, sur le seuil d’une masure, un petit qui tenait ses deux sabots dans ses deux mains et me regardait passer avec de beaux grands yeux étonnés. Tout à côté il y en avait un autre, une petite fille grande comme Dédé, qui portait dans ses bras un gros garçon de dix-huit mois, lequel serrait dans les siens une poupée. Trois étages. En tout, trente-deux pouces de haut.
Tout cela rit et joue au soleil, et réjouit l’âme du voyageur.
Tu comprends, mon Adèle, que mon voyage sur les dunes ne m’a pas ennuyé. J’allais ainsi, regardant et songeant, montant et descendant sans cesse, les talons enfouis dans le sable, arrachant de temps en temps un épi d’ivraie quand il n’y avait ni maison dans la dune ni voile en mer. Tout en rêvant ainsi, à tout et à rien, je me suis figuré que la grande dame qui ne voulait pas de mon paquet était madame Trollope faisant son voyage de Belgique.
Deux navires ont passé assez près de moi pour que j’aie pu lire leur estampille. C’est la Persévérance de Dunkerque et le chasse-marée C. 76. Je marchais depuis deux heures environ, lorsque tout à coup j’ai vu à ma gauche un pauvre amas de chaumières, et dans la dune même une sorte de masure ouverte dont la façade portait cette inscription : "épisserie et liquides". J’ai reconnu la France.
J’étais en France, j’étais en présence d’un épissier français. Di tanti pa-alpiti !
En ce moment d’émotion, un douanier m’a accosté en me priant poliment de passer au bureau. La visite a été bientôt faite. Je n’avais aucun bagage. J’ai exhibé mon passeport et l’on m’a laissé passer. Or, j’avais ma contrefaçon dans mon portefeuille.
Je me suis arrêté dans le cabaret du hameau. J’avais soif, j’ai bu là quelques verres de bière. Comme c’est une espèce de petit port d’échouage, j’espérais aussi trouver là l’occasion que je cherche depuis Anvers de m’embarquer un peu, car il me faut une petite excursion en mer pour compléter mon voyage. J’ai échoué. Pas un pêcheur dans ce port de mer, des rouliers.
Voici une conversation de rouliers que j’ai recueillie tout en buvant mon pot de bière. Je te l’envoie pour servir de pendant au dialogue de commis-voyageurs que je t’ai déjà sténographié. Figure-toi quatre sarraux bleus qui boivent.
— Chien de temps ! pouvoir pas charger ! C’est que je mange ici, mes chevaux mangent, je mange ! — Qu’est-ce que tu veux ? il n’y a pas de vent ! Il y a là des navires en vue depuis six semaines. Pas de vent. Ils sont encloués. Comment faire pour charger ? Il faut que le vent change.
— Je donnerais six écus pour que le vent change.
— Je crois bien. Les navires ne peuvent pas entrer.
— J’ai envie d’aller à Saint-Quentin.
— Saint-Quentin ! tu mangeras plus de soixante-dix francs sur cette route-là, c’est moi qui te le dis. — C’est chiennant, vraiment chiennant, là, quoi !
Lis ceci, bien entendu, avec les c’te, les guia, les quoné, qui donnent la couleur. Moi, je faisais une réflexion. Ainsi voilà des auberges qui s’emplissent, des bourses qui se vident, des rouliers arrêtés, des affaires engorgées, des commerces obstrués, des marchands inquiets, de la gêne, des faillites peut-être. À cause de quoi ? à cause de ce navire qui est là-bas, stagnant à l’horizon. Et de quoi dépend ce navire ? d’un souffle de vent, d’un nuage.
Qu’on rie maintenant des poètes qui ont l’esprit dans les nuages ; il me semble que les gens d’affaires feraient bien de l’y avoir quelquefois.
Nos pauvres gâcheurs de sociétés qui ne rêvent que l’utile et qui raillent comme poésie et comme inutilités la lune, les nuages et Dieu, ne songent pas que la lune règle les marées, que les nuages gouvernent le commerce, et que Dieu suspend de toutes parts leurs spéculations aux fantaisies de l’eau et du vent.
À quatre heures et demie j’étais à Dunkerque. Je t’ai dit ma déconvenue. J’attends encore. J’ai visité la ville qui est insignifiante. Il y a une assez belle tour du quatorzième siècle dont on gâte le sommet en ce moment avec une stupide balustrade d’X à jour pris dans la maçonnerie pleine. Rien de plus laid.
Du reste, j’ai retrouvé mon bagage en bon état, nonobstant le piétinement furieux de madame Trollope.
Me voici donc de retour en France. Du 10 au 15 je serai à Paris. Je cherche une occasion d’embarquement ; après quoi je tournerai bride. Ce sera une grande joie de vous revoir tous, mon Adèle, et toi avant tous.
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