Récit d’un Voyageur à Dunkerque en 1714

 

 

 Après la visite de la ville de Bergues St Winock notre voyageur avait décidé à se rendre à Dunkerque.

 Nous étions alors au lendemain de la Paix d'Utrecht.

l'article 9 du traité de paix conclu à Utrecht le 11 avril 1973, consacra définitivement la ruine de Dunkerque. 
Article 9.
« Le Roy T.C. fera raser toutes les fortifications de la ville de Dunkerque, combler le port, ruiner les écluses, qui servent au nétoiement dudit port, le tout à ses dépends et dans le terme de cinq mois après la paix conclue et signée, savoir : les ouvrages de mer dans l'espace de deux mois, et ceux de terre avec lesdites écluses dans les trois suivants, à condition encore que lesdites fortifications, ports et écluses ne pourront jamais être rétablis, laquelle démolition toutefois ne commencera qu'après que le Roy T.C. aura été mis en possession généralement de tout ce qui doit être cédé en équivalent de la susdite démolition ».

 Voici son récit.

Je m'embarquai un matin en prenant  le canal qui conduit à Dunkerque qui n'est éloigné de Bergues-Saint-Winock que d'une lieue et demie. Je fus surpris agréablement de voir à deux cent pas de cette ville mon homme de Saint-Omer (rencontré la veille) à cheval et dans le chemin de Dunkerque qui est pavé et en manière de levée. Il s'approcha du canal pour considérer la barque de plus près ; m'ayant aperçu, il s'empressa de me dire, mais avec un visage ouvert et plein de bonne volonté, qu'il allait me préparer une bonne chambre à Dunkerque ; comme il n'était point Normand ni Gascon, je vis dans moins de deux heures l'effet de sa promesse ; car il alla par complaisance pour moi à la chasse royale une des meilleures auberges de Dunkerque, s'assurer d'une bonne chambre. Je lui avais témoigné la veille à souper que j'irais loger en cet endroit.


Dans le chemin de Bergues à Dunkerque étaient à la droite du canal qui y conduit, deux forts considérables : l'un s’appelait le fort François et l'autre le fort Louis. Celui-ci a été démoli selon les conventions de la paix dernière, en même temps que Dunkerque. 


Il était bien plus considérable que le fort François, puisque chaque courtine était flanquée d'une demi-lune c'était un bon tétragone revêtu.

 

Le fort François subsiste, il n'est, de même que le fort Louis, que de quatre bastions et palissadé, le  François n'est qu'à une demie-lieue de Bergues. La porte du fort est flanquée d'une demi-lune ; on entre par là. Cinquante invalides gardent ce poste qui est sur le bord du canal de Berg à Dunkerque. Quelques invalides de la garnison qui étaient dans notre barque, mirent là à terre. Ils apportaient en ce fort de longs sacs pleins de pains cuits dans Bergues.

La barque arriva de bonne heure à Dunkerque, il faisait beau temps, c'est une des plus grandes satisfactions  des voyageurs avec une bonne bourse. En voyant les dehors de la ville, je me sentis le cœur touché, en considérant les démolitions des bastions qui fortifiaient ce côté-ci, les pierres en étaient si bien liées, si bien cimentées, qu'on les avait plutôt rompues et mises en morceaux que de les séparer les unes des autres. 

 

Les quartiers en sont épars à droite et à gauche. Les fossés sont comblés. J'entrai dans une des plus fortes places du royaume avant la dernière paix, comme dans un village, ce fut par la porte de la basse ville (1).

Depuis cette porte jusqu’ à la basse ville, il y a un espace considérable. Je n'y aperçus de côté et d'autre que de petites cabanes faites de chaume, pour loger une partie des soldats qui travaillent au nouveau canal et quelques manœuvres.

Nous entrâmes dans le corps de la ville par la porte royale (2).


Nous traversâmes sur un pont, un canal ancien (1), dont les eaux  sentaient très mauvais, on les avait arrêtées depuis quelque temps, parce qu'elles allaient tomber auparavant dans le port auquel on travaillait encore pour le combler tout à fait, si la chose était possible, c'étaient précisément ces eaux croupissantes et infectées dont on m'avait fait un si triste récit la veille dans Bergues Saint-Winoc, mais je n'eus guère le loisir d'en sentir l'incommodité, puisque toute cette journée là se passa presqu'entière à considérer attentivement les grands travaux du canal nouveau. (2)

   A peine fus-je arrivé à la porte de l'auberge où j'avais proposé de loger que mon ami de Saint-Omer se présenta  à mes yeux. La première nouvelle qu'il m'apprit fut que  j'avais une belle et bonne chambre, et que sans lui il aurait fallu chercher ailleurs, à cause du grand nombre de gens qui abordaient sans cesse à la Chasse royale.  

L'hôte qui est Italien d'origine et cependant homme d'honneur, commença en me voyant par me proposer les liqueurs les plus exquises et les vins les plus excellents pour me rafraichir et aussi pour me garantir de la ville qui n'était fort sain. Nous nous arrêtâmes au vin de Champagne.

Nous étant munis d'un bon déjeuner, on vint nous avertir qu'il se présentait une fort honnête compagnie, logée dans une auberge voisine, qui nous invitait d'aller ensemble voir le canal ; quoique j'eusse une très bonne lettre de recommandation pour une personne de Dunkerque à qui l'on marquait de me faire tout voir, j'acceptai l'offre présente, sauf à rendre ma lettre et à m'en servir dans la suite en cas de besoin.

Nous nous trouvâmes huit ou neuf de compagnie dont un était Magistrat de Dunkerque et avec cela fort intelligent sur tout ce qui concerne les travaux du nouveau canal (2). Cet ouvrage qui est un de ceux qui fera plus d'honneur au Roi et qui contribuera à le rendre immortel dans les siècles à venir, commence à Dunkerque même et tout proche le Mail. 

 

Une partie d'un canal qui était là, a déjà communiqué ses eaux à l'ouverture des terres qui s'est faite à côté des allées du Mail sur la droite. Le travail a été continué en ligne droite pendant l'espace d'environ trois quarts de lieue (3km), ensuite on a fait un coude, puis une seconde tranchée en ligne droite jusques à la mer, de manière que le Canal entier a la forme d'une Équerre et près d'une lieue de longueur.

 

Le terrain du nouveau Canal de Dunkerque, ainsi que l'appellent les bourgeois de cette ville, est extrêmement sablonneux, on s’y enfonce comme dans les Dunes qui sont voisines. La terre en est blanchâtre et pleine de coquillages, sa longueur est de dix huit cent toises, sa largeur de trente cinq, sa profondeur de trente cinq à quarante pieds. Le talus de chaque côté du canal était alors chargé de fascines et de Pilotis d'espace en espace pour les retenir, c'était une préparation pour l'assise des pierres ;

il y a un chemin couvert de chaque côté qui sera pavé, trois personnes au moins y peuvent marcher de front, à côté de chaque chemin couvert est une Digue, en manière de terrasse qui a cinquante pieds de large, ces deux terrasses seront couvertes d'un beau gazon, elles serviront de promenades pour les carrosses et aussi pour les gens de pied.


L'Ecluse (2) est au-delà du coude que forme le canal, elle a quatre-vingt toises de longueur et soixante de largeur, le fond de l'eau en cet endroit sera de quarante cinq pieds. J'ai trouvé moyen de savoir cela d'un des préposés à la construction de cette Ecluse, qui est un des plus beaux ouvrages que l'on ait jamais vu. Il y aura deux portes à son entrée, l'une pour les grands bâtiments, l'autre pour les petits.

Les Vaisseaux seront toujours à flot dans ce grand canal, ils y entreront tout armés et en sortiront de même. Les vaisseaux du troisième rang y pourront entrer et en sortir avec tous leurs agrès. La meilleure partie du bois que l'on a employé pour élever cette vaste Écluse, a été tirée des forêts immenses de la Norvège. Je vis là des pièces de bois d'une longueur et d'une grosseur énorme parfaitement bien équarries et presque sans aucunes fentes. Les plus habiles charpentiers du Royaume et les meilleurs ouvriers à manier le fer, se sont rendus à ce canal pour travailler à la grande Écluse, qui sera finie dans cinq où six mois.  

J'ai compté douze moulins d'une invention particulière et tout à fait ingénieuse, ils sont très commodes pour épuiser l'eau qui se  trouve en creusant la partie du canal la plus éloignée de la mer, et en même temps la plus proche de Dunkerque : ce sont des moulins à bras en partie, je comptai huit hommes à chaque. On avait mis des chevaux aux autres pour les faire tourner ; à l'extrémité du Canal et proche la rade des vaisseaux, on avait commencé à élever deux jetées  qui répondent au canal en ligne directe. Je marchai sur une quoique pleine d'eau presque par tout l'espace d'environ trente toises.

 

Il y avoir peu de temps que l'on avait commencé ces jetées, ce n'était encore qu'un assemblage, mais d'une largeur égale et proportionnée de fascines et de gros pilotis avec de gros cailloux de mer : on prétend que ces deux jetées, qui sont parallèles, seront fortifiées à leur extrémité de deux bons forts dont on a fourni les desseins à la Cour. Quelques personnes  veulent que les ingénieurs aient ordre de construire deux autres forts immédiatement à l'entrée du canal du côté de la mer, j'en ai même vu des plans que l'on m'a communiqué en supposant le temps que nous mêmes à venir depuis Dunkerque, jusqu'à l'extrémité du nouveau canal, je trouvai que sa longueur était de cinq quarts de lieue, surtout y comprenant les jetées qui en sont comme une partie, je connus que la mer asséchait fort au loin a l'endroit des deux jetées, et qu'ainsi elles donnerait lieu aux entrepreneurs de conduire l'ouvrage et de le perfectionner avec plus de sureté .

 Comme nous marchions le long du chemin du canal, M. Leblanc, intendant de Dunkerque parut de l'autre côté du même canal il était accompagné de vingt cinq personnes tant officiers qu'ingénieurs et autres, tous à cheval, il y avait plusieurs chevaux de main, je comptai en tout trente chevaux. Notre conducteur nous assura que tous les jours depuis neuf heures jusqu’a   midi, cet habile intendant, aimé généralement de tous les habitants de Dunkerque parcoure à cheval les travaux du canal, en donnant partout les ordres nécessaires, prenant conseil de plusieurs ingénieurs qui le suivent à cheval, exhortant les soldats à travailler et les encourageant par de fréquentes  récompenses. M. Le Blanc entend également la marine et les finances, il est à tout.

 Il y avait actuellement vingt six bataillons occupés au canal : les uns à  creuser, les autres à porter la terre en haut, pour former de chaque coté du nouveau canal une belle digue ou terrasse qui doit régner d'un bout du canal à l'autre : plusieurs soldats sont destinés pour les moulins à bras et pour puiser l'eau qui vient en creusant, ils se relèvent tous d'heure en heure pour se soulager ; c'est une merveille que de voir plusieurs milliers d'ouvriers, monter, descendre, pomper de l'eau, la porter dehors, et remuer sur ce terrain sablonneux comme une fourmilière, c'était pour moi et pour tous ceux qui étoilent venus de plusieurs endroits de la France, voir ce beau canal, le plus agréable de tous les spectacles.


 L'écluse fournissait aux spectateurs une nouvelle satisfaction malgré le grand nombre de gens qui s'y arrêtaient pour considérer la longueur prodigieuse des bois qui y entraient, les différents ferrements et la dextérité des charpentiers pour en faire les pièces de manière à se joindre parfaitement, on ne laissait pas de s'y trouver assez au large pour ne point incommoder la multitude d'ouvriers qui y était occupée, la largeur en étant fort considérable.

Je passai à différentes fois dans les endroits où devaient se poser les pivots des portes pour l'entrée

des vaisseaux ; j'en examinai les largeurs, mais comme je n'osai tirer de ma poche à travers tant de témoins, ni règle ni compas : je ne pus les retenir, de même que beaucoup d'autres choses touchant ce canal, qui me sont échappées de la mémoire ; et cela parce que deux Anglais depuis peu de jours s'étaient fait arrêter pour avoir été Espions anglais trouvés sondant le canal, ces messieurs étaient actuellement dans les prisons de Bergues  -Saint-Winock. Il est vrai que j'eus l'adresse de savoir d'un des ingénieurs préposez pour la construction de cette belle écluse la largeur qu'elle aurait et aussi la profondeur du canal en cet endroit, mais me défiant de ma mémoire, je feignis quelques besoins naturels, pour avoir lieu de marquer cela sur mes tablettes, ce que je fis en me cachant derrière un monceau de sable au bord de l’écluse.

Tant d'allées et tant de venues  le long du canal de Dunkerque et dans les travaux de l'écluse avec l'air de la mer qui est tout proche avaient extrêmement aiguisé mon appétit, l'air marin l'avait rendu si grand dès sa naissance, qu'il devint tout à fait pressant à l'écluse et insupportablement aux Loges que l'on a construit aux environs.

Il nous fut impossible de passer outre sans l'apaiser dans un de ces cabarets que messieurs de Dunkerque y ont établis, mais en si grand nombre que cela formerait un nouveau faubourg à Dunkerque, éloigné de là d'environ trois quarts de lieue en le prolongeant sur une ligne, la jonction en serait apparemment bientôt faite.

Ce lieu-ci s'appelle par les dunkerquois le camp du Roy, à cause  qu'effectivement plusieurs escadrons et plusieurs bataillons ont campé là avant la démolition de Dunkerque, on y a élevé déjà quelques maisons à deux étages bâties assez solidement; les autres pour la plupart n'en ont qu'un et ne sont que de planches ou de chaume.

Vous auriez été surpris, Monsieur, de voir sortir de  ces vide -bouteilles, de ces cabarets ambulants, de ces Guinguettes, vous les appellerez comme il vous plaira, des personnes bien mises, de tout rang et de tout sexe, même des religieux, les uns faisant place aux autres.

Ce camp était si plein que nous eûmes bien de la peine à y trouver place;  nous attendîmes une demie- heure à la porte d'un de ces cabarets pour y dîner.

Notre compagnie était nombreuse, et s'étant trouvée augmentée par des personnes qui s'y joignirent, lesquelles  étaient de la connaissance des anciens, il nous fallait une longue table.

Quoique notre petite auberge fut bien garnie, on nous servit à temps, en quoi j'admirai la tête et l'attention de celui qui en était le maitre. On ne voyait que broches tourner de côté et d'autre ; jamais rue de la Huchette n'en a été si bien fournie ; de larges cruches pleines de vin, tenaient là un grand rang, les pots à bière de toute grandeur avaient là leur place dans un étage inférieur ; on apercevait dans les recoins bon nombre de bouteilles vides, renvoyées par des gens qui mangeaient depuis plusieurs heures : les liqueurs même roulaient sur  certaines tables ; les uns parlaient du plaisir qu'il y a de manger à son aise et avec liberté : d'autres parlaient de la paix que le Roi avait enfin conclue à Utrecht, ce qui donnait lieu d'occuper les troupes au canal.

C'est assez la coutume en Flandre, aussi bien qu'en Allemagne de boire plusieurs dans un même pot.

Comme c'était de la bière que l'on me présentait de cette façon et selon cet usage,  je m'en dispensai sur ce que je n'y étais  point accoutumé. On servit du vin à boire dans des verres plus grands qu'on ne le fait ordinairement en Flandre : Comme les santés que l'on me portait, auraient pu, à cause du grand nombre des gens de la compagnie où j'étais engagé, écarter la raison de ma tête, je priai mon ami de Saint-Omer, que je découvris en ce lieu être un avocat de cette ville-là, de déployer son éloquence en cette occasion et de faire comprendre à la compagnie qu'il m'était impossible d'y répondre sans m'incommoder.

J'avais à mes côtes un conseiller du Parlement de Tournai. M. le Bailli de Saint-Omer, et cet avocat dont je viens de parler, les autres étaient pour la plupart de Saint-Omer, de Dunkerque et quelques-uns de Douai.

On apporta aux gens d'une table dressée dans la chambre où nous étions, de longues pipes avec d'excellent tabac et à côté du bon vin frais, ils s'entretenaient de voyages de mer et des différents risques que l'on y court ; quelques-uns fumaient pendant ce temps-là, lorsque tout à coup, un grand homme, de bonne façon et de leur connaissance, s'approchant de leur table, la pipe à la bouche et écoutant pendant quelques moments les propos qu'ils tenaient commença à chanter, mais avec un son de voix sonore et harmonieuse, comme si l'air de la chanson eut été différents de celui du Vaudeville :

Heureux celui qui chemine

Sur la terre et non sur l'eau (bis )

Qui fait voguer son bateau

Tout le long de la cuisine

L'embarquement est divin

Quand on vogue, vogue, vogue

L'embarquement est divin

Quand on vogue sur le vin.

En ce temps-là nous entendîmes du côté du canal, tirer un grand coup de canon, c'était le signal pour mettre les ouvriers au travail. Ce signal se fait, à ce que l'on nous dit, après le temps du repos qui est marqué pour les soldats, les manœuvres et aussi pour les charpentiers, les serruriers et généralement pour tous ceux qui travaillent au canal. 

 

Au reste, ce qu'ils nomment le camp du Roy est dans l'endroit où le canal forme un angle rentrant, c'est-à-dire, dans l'espace où le canal fait un coude et commence à former la figure d'une équerre.

Au sortir de table, nous allâmes sur les bords de la mer nous promener. J'y ramassai quelques coquillages d'une figure particulière. Je considérai sur le sable plusieurs poissons qui ont de la ressemblance à la vessie de mer ou l'holsture ; d'abord cela me parut comme un corps informe de couleur bleuâtre et inanimé, mais les renversant avec ma canne, j'y distinguai des jambes en grand nombre, qui ressemblaient à plusieurs vermisseaux entrelacés les uns dans les autres ; comme nous nous entretenions, M. Le Bailly de Saint-Omer et moi, des dunes et de la prodigieuse quantité de sable que la mer océane amène depuis l'embouchure du nouveau canal à une demie lieue de Mardyck jusqu’à Dunkerque, un domestique de M. l'Intendant de cette ville passa à côté de nous, le long de la mer, courant fort vite du côté de Dunkerque ; une petite planche qu'il avait mise en croupe,
tomba; comme il courait toujours sans s'en apercevoir, nous lui criâmes de s'arrêter pour la ramasser ; m'étant saisi de cette planche en attendant que cet homme revint sur ses pas, je trouvai que l'on avait dessiné dessus le plan du canal, j'aurais bien souhaité le voir à loisir, mais comme le cavalier courait à merveille, il fut bientôt à nous : il fut ravi de retrouver ce dont on l'avait chargé particulièrement, puisque M. l'Intendant, son maître lui avait donné ordre, à ce qu'il nous dit, de la porter incessamment chez lui.  

Des Dunes, nous entrâmes dans l'esplanade de la citadelle nous avancions toujours vers Dunkerque, le soir approchant. 


Cette esplanade est proche la mer avant d'arriver au lieu où était la citadelle, nous nous arrêtâmes à voir démolir une belle écluse, c'est celle par où entraient les vaisseaux dans le bassin (3) : les pièces de bois que l'on en tirait, paraissaient aussi fraîches que si elles y eussent été mises depuis peu. 


En même temps nous regardâmes un moulin d'une invention particulière. La roue portait plusieurs barillets capables de contenir environ 50 pintes d’eau, et comme cette roue était d'un grand diamètre, elle tirait beaucoup d'eau en peu de temps, ce sont les Anglais qui ont proposé cette sorte de moulin pour épuiser l'eau du bassin, qui est fort grand,  et qui peut contenir à flot trente navires. 

 

C'est un carré long revêtu de bonnes pierres tailles, qui se recourbe un peu du côté de l’Écluse ; d'un coté de ce bassin est le magasin pour les vaisseaux et de l'autre la corderie : ce sont deux forts grands corps de bâtiment qui règnent dans la longueur du bassin, à la tête   duquel il y a deux corps de garde, on voit à l'extrémité le grand magasin général.


 Du bassin de Dunkerque, on entre par le moyen d'un pont dans la citadelle qui est toute entourée d’eau, nous n'y vîmes que des quartiers de pierre, des monceaux de terre et partout une grande confusion, il y reste encore des logements considérables. Le plan de cette citadelle irrégulier à cause du terrain auquel il a fallu se borner, mais l'art y avait admirablement aidé la nature on y voyait sept bons bastions et trois ou quatre demi-lunes, elle était avec cela fortifiée par la mer du côté du fort du Revers auquel on allait de la citadelle par une petite jetée. Ce qui m'arrêta davantage fut le port ; Je le trouvai comblé en partie c'était à la fin de Septembre, et quelques efforts qu'on ait fait et qu'on ait proposé aux Anglais d'imaginer de nouveau pour le combler tout à fait, la mer a renversé tous les obstacles, et toutes les digues qu'on a voulu lui opposer au moins jusques à certain espace. Je comptai sans ce qui reste du port à Dunkerque, trente cinq voiles tous vaisseaux de différentes nations et de diverses grandeurs.

Étant rentré dans la ville, je trouvai partout la joie aux frais de la peinte sur le visage de ceux qui l'habitent. Le nouveau canal leur donne de grandes espérances.

Messieurs de Dunkerque sont entrés dans la dépense de cette grande entreprise conjointement avec les châtelleries de Furnes, de Bergues St-Winock, de Bourbourg et de quelques autres pays voisins ; il n'en coute que très peu au Roy, au moins à ce que l'on m'a fait entendre.

Les Dunkerquois se dédommageront assurément par les grands avantages qui leur reviendront de ce grand et vaste canal, et encore davantage, si on exécute les grands projets que l'on a sur Dunkerque pour la rendre une des plus puissantes et des plus riches villes du monde.

J'allai porter ma lettre de recommandation que j'avais pour une personne qui a dans Dunkerque un emploi distingué, et dont je reçus bien des honnêtetés et toutes sortes d'offres de service. Mon ami de Saint-Omer, m'ayant rejoint, nous vîmes ensemble les beautés de la ville. 


La place royale  est presque quarrée, un des côtés tout entier est décoré de douze maisons toutes semblables pour l'extérieur. Ils appellent cela la maison des douze apôtres. Ces maisons ont appartenu, dit-on, à douze frères, qui ont fait mettre à chaque portion de cette grande façade, l'image des S. S. Apôtres.  


Frans POURBUS I, l'Aîné (Bruges, 1545 – Anvers, 1581)
Le Martyre de saint Georges 1577

L’Église paroissiale de Dunkerque (4)   est à l'une des extrémités de la place Royale. Je ne manquai pas d'y chercher la chapelle de St-Georges, à cause du tableau du Saint dont on m'avait fait l'éloge, mais on se trompait. J'ai trouvé plus d'une fois qu'on prodiguait les louanges pour des sujets qui ne le méritaient pas, cela peut s'appliquer aux ouvrages de l'esprit, comme à ceux de l'art. Celui-là a le bon goût qui a le goût des vrais connaisseurs.

 

La place Dauphine  est parfaitement quarrée, on l'a embellie depuis quelques années de plusieurs rangs d'arbres, ce qui la rend fort agréable en été. Près de cette place commence une longue et belle rue qui traverse toute la ville dans sa largeur, c'est-à-dire depuis la porte Dauphine ou de Nieuport jusques à celle du port qui forme ce que l'on appelait autrefois  la vieille ville. 


L'hôtel de Ville (5) est dans un coin de rue L'Hôtel-de-Ville ce n'est qu'un corps de logis d'une médiocre grandeur, dont on a regratté depuis peu de temps la face extérieure.


Ce qu'il y a de plus beau dans la nouvelle ville de Dunkerque (la vieille ville est du côté du Port) c'est l'Arsenal et le magasin des vivres pour la cavalerie et pour l'infanterie. Ce sont de longs et magnifiques bâtiments qui occupent proche le rempart environ la moitié du circuit de la ville ; ces magasins ont à leurs extrémités de beaux pavillons destinés pour loger les officiers. 

 

Tout cela est bâti solidement et couvert d’ardoises.

La plupart des maisons dans Dunkerque sont bâties sur le même dessein et d'une hauteur égale, je ne parle que de la nouvelle ville. 

 

L'Architecture qui y règne dans les dehors est en pilastres d'ordre Dorique avec un entablement qui y répond. C'est la pierre blanche qui est ici en  usage et la brique blanche. Les rues paraissent toutes tirées au cordeau, très peu exceptées. Le pavé en est assez commode. Mais que dire des dehors de la Ville, on ne les peut qu'en soupirant et qu'en regrettant les plus excellents ouvrages de fortifications de nos plus célèbres ingénieurs. 

 

On comptait jusqu'à dix-sept bastions, dont dix enfermaient la ville du côté de terre, les sept autres formaient la meilleure partie de la citadelle. Je ne parle pas d'un admirable ouvrage à corne prés de la porte Dauphine, de douze ou quinze demi-lunes ; ajoutez à cela des fosses à fond de cuve qui étaient doubles depuis la porte royale jusques à la porte du Havre ; un double chemin couvert, et une double contrescarpe flanquaient tout ce coté de la ville neuve. On a desséché tous ces fossés depuis la paix d'Utrecht on a tout comblé. J'ai compté quatre portes dans Dunkerque, j'y ai trouvé bien du monde et encore beaucoup de commerce ; si on exécute les grands desseins que l'on a, cette ville sera plus florissante que jamais, ce sera une nouvelle Tyr.

Dunkerque est de l’Évêché d'Ypres.

 

On peut distinguer dans Dunkerque, la vieille et la nouvelle ville. La vieille est le long des bords de la mer, fortifiée par une muraille assez épaisse et flanquée de plusieurs tours rondes selon le goût d'autrefois. Il faut avouer  que le port est un peu étroit, mais les dépenses considérables que le Roy y avait fait faire l'avoient rendu tout autre qu'il n'était il y a environ quarante ans.

 

On tient que le canal qui se communiquait au grand bassin pouvait mettre à couvert plus de huit cens voiles, les vaisseaux étaient là entre la citadelle et la vieille ville fort en sureté, des deux côtés du port on avait élevé deux très belles jetées de bois qui s'avançaient environ six cens pas dans la mer. Le Roy Louis XIV, avait donné des sommes immenses pour les  établir. On y avait employé jusqu'à trente mille hommes pour achever l'ouvrage plus promptement. Des forêts entières furent coupées en France et des milliers de pierres furent jetées dans les fondements pour la construction de ces jetées qui étaient fortifiées à leurs extrémités du côté de la mer de forts munis de gros canons ; ils portaient le nom l'un de Château vert et l'autre de Château de bonne espérance. 

 

Le fameux Risban (7) était en deçà et sur la gauche, éloigné de la citadelle de quatre cens toises, ses murs étaient d'une épaisseur prodigieuse. Ce fort pouvait contenir une garnison de six cens hommes. Sa figure était à peu près triangulaire ; on y voyait un puits merveilleux qui fournissait de l'eau douce des pluies ramassées, pour les soldats qui y étaient logés dans des casernes également belles et solides. Le fort du Risban était muni de bons canons et de plusieurs mortiers. En deçà de ce fort qui faisait l'admiration des plus habiles Ingénieurs, et dont il reste encore outre les fondements un gros tas de pierres et de matériaux.


Dans l'endroit même où il avait été construit était le fort de Revers distant de la citadelle d'environ deux cens toises, c'était un ouvrage à queue d'hirondelle ; ce fort avec le Risban était environné des eaux de la mer, même à marée basse.


Trois grands canaux arrosent Dunkerque et donnent en même temps la commodité aux habitants de transporter sur des bateaux qu'ils nomment bélandres, différentes  marchandises, j'en ai rencontré plusieurs sur le canal de Bergues et sur celui de Bourbourg. Tous ces canaux entrent dans Dunkerque du côté du midi et servent à purifier la ville de toutes les immondices et à inonder les campagnes des environs en temps de guerre, en haussant et baissant les écluses, ce qui est d'une utilité infinie. Le premier de ces canaux conduit à Furnes et à Nieuport, puis à Bruges. Le second à Bergues-Saint-Winock et le troisième à Bourbourg et de là à Saint-Omer, ce qui fournit une voiture douce et commode pour toutes ces villes là.

La pèche des harengs se fait sur les côtes de Dunkerque.

 Il y a dans Dunkerque un intendant de la marine.

 On y enseigne les mathématiques.

Il y a des exercices pour la  marine.

Les jésuites y ont un collège pour les humanités.(8)

On compte plusieurs couvents de l'ordre de saint François, et un des Carmes déchaussés.(8)

 Mon dessein étant de voir la ville de Saint-Omer pour revenir ensuite à Calais et reprendre la route que je m'étais proposé en partant de Paris.

 

 Je m'embarquai sur le canal de Bourbourg, je trouvai dans la barque la plupart des personnes avec qui j'étais la veille à Dunkerque.

 

1.    https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/dunkerque-la-panne-et-lecluse-kesteloot.html

2.    https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/dunkerque-et-sa-region-dans-lancien.html

   3.    https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/le-port-sous-louis-xiv-le-bassin-du-roi.html

   4.    https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/histoire-de-leglise-saint-eloi.html

    5.   https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/lhotel-de-ville-de-dunkerque.html

    6.   https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/histoire-17131715-demolition-du-port-de.html

    7.   https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/p/description-du-risban-de-dunkerque.html

    8.   https://dunkerqueetsaregion.blogspot.com/2024/12/la-paroisse-de-dunkerque-au-xviii-siecle.html

 

 


 

 

 

 

 

 Publié d'après le manuscrit du sieur NOMIS
Par Alex . EECKMAN

 L'auteur, qui conserve soigneusement l'anonyme, quoique s'avouant compatriote de Vauban , est en tous cas un personnage officiel, ingénieur ou officier du génie quelconque, car il se trahit souvent en avouant sa prédilection toute particulière pour la topographie, la stratégie et le système de défense des villes fortes , citadelles , fortifications qu'il visite, et en fait la critique en homme qui paraît compétent.

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